Article publié dans Le Soir du 27 septembre 2013.
A l’occasion de la venue d’Elisabeth Badinter à l’ULB, vendredi dernier, Le Soir a rappelé à quel point la laïcité fait aujourd’hui l’objet de controverses qui auraient paru inimaginables il y a 10 ou 20 ans. Dans les milieux attentifs à l’image des musulmans et aux discriminations qu’ils subissent, la laïcité est de plus en plus considérée comme un adversaire et non comme un allié. Elle fait figure de paravent à la xénophobie, de prétexte pour s’attaquer aux manifestations visibles de l’islam ; quoique fondée, historiquement, sur l’idée de tolérance, elle apparaît aujourd’hui comme intolérante, comme « lepénisée » pour reprendre l’expression de Jean Baubérot en septembre 2011.
Le débat entre la laïcité et la diversité mérite qu’on s’y arrête, et il est même devenu nécessaire. Mais il ne gagnera pas à se focaliser sur l’extrême droite, qui ne mérite pas tant d’honneur.
La laïcité subit aujourd’hui, en France – avec Marine Le Pen à la tête du FN –, ce que des thèses de gauche ont souvent connu : elles sont récupérées sans vergogne par l’extrême droite. Faut-il rappeler que le parti fondé par Hitler, le NSDAP, s’appelait « Parti national-socialiste des travailleurs allemands », d’où vient le terme de « nazi » ? Faut-il rappeler que Jacques Sapir, économiste hétérodoxe fortement marqué à gauche, voit aujourd’hui ses thèses sur l’inévitable effondrement de l’euro reprises et transfigurées par Marine Le Pen, qui prétend que Jacques Sapir s’intéresse au schéma frontiste de sortie de l’euro alors que c’est le FN qui se prévaut d’un soi-disant accord avec lui ? La laïcité n’est ni la première ni la dernière à se voir aspirée par la grande lessiveuse idéologique de l’extrême droite : en Belgique aussi, dans les années 2000, le programme du Front national apparaissait comme un des plus résolument orientés à gauche, au fil notamment d’une vigoureuse critique du capitalisme et de la mondialisation. L’extrême droite affiche depuis toujours sa proximité avec les souffrances et les attentes supposées du peuple, quelles que soient les formes qu’elles prennent.
Pour autant, ce rappel, à lui seul, ne vide pas la question de fond. On peut ajouter que la laïcité est populaire, en France, et que s’en réclamer sert la tentative de normalisation du FN initiée par Marine Le Pen. Mais on peut toujours se demander si la laïcité n’est pas récupérée parce qu’elle serait récupérable, parce qu’elle possède peut-être de véritables points de convergence avec la vision sociétale du FN. La conversion du FN à la laïcité ne pourrait-elle pas être sincère, et donc symptomatique d’une affinité doctrinale, fût-elle partielle ?
Il convient, là encore, de ne pas tomber dans le piège tendu par l’extrême droite, qui consiste à attirer l’attention sur un principe hautement affiché – la laïcité, en l’occurrence – pour en dissimuler un autre. Le FN, parti historiquement anti-républicain et donc anti-laïque – Jean-Marie Le Pen y a d’ailleurs fait entrer des catholiques contre-révolutionnaires et intégristes, dans la mouvance de Mgr Lefebvre –, ne cherche pas à mener une politique laïque : il cherche à mener une politique assimilationniste, qui est une constante de la droite dure, observable également, chez nous, dans le programme du Parti populaire.
Amandine Lauro, historienne spécialisée dans les études coloniales, l’a établi en détail : une des constantes du rapport aux peuples jugés inférieurs consiste à exiger qu’ils se conforment à nos mœurs et à nos valeurs, quelles qu’elles soient. A l’époque coloniale, en Belgique comme dans d’autres pays européens, les colonisateurs se prévalaient d’une morale sexuelle et familiale stricte, fondée sur le mariage et la tempérance. Par contraste, les mœurs et la sexualité des colonisés devaient être redressées car elles étaient vues comme dissolues, immorales et incontrôlées (on connaît les légendes qui ont circulé sur la vigueur et l’ardeur supposées des « nègres »). Aujourd’hui, les positions sur le fond sont inversées, mais la logique est la même. Nos sociétés se définissent comme libérales et libérées, elles affichent fièrement l’égalité des sexes, l’acceptation de l’homosexualité et la recherche du plaisir sous toutes ses formes : dès lors, en leur sein, les assimilationnistes dénoncent le fait que d’autres cultures restent bloquées dans un esprit rétrograde et rigoriste.
Quand Marine Le Pen se réclame de la laïcité et laisse entendre qu’elle n’est pas hostile au mariage entre homosexuels, elle perpétue la tradition assimilationniste de l’extrême droite : elle s’attaque à l’inquiétante étrangeté des étrangers, à ce qui fait leur différence la plus manifeste, ou supposée telle. Dans une France profondément laïcisée, sécularisée, où le culte catholique s’est fait discret et où chacun a appris à vivre sa religion avec retenue, elle s’en prend aux prières de rue, au prosélytisme, à la polygamie, au voile, au sexisme, au refus de l’homosexualité…, sans autre intention que de forcer les musulmans à choisir entre l’assimilation et l’expulsion. Ce n’est pas la laïcité qui s’est lepénisée, c’est Marine Le Pen qui s’est « laïcisée » pour mieux prendre les étrangers à la gorge – et elle n’est pas la seule à procéder ainsi. Divers groupuscules français, comme Riposte laïque ou le Bloc identitaire, se réclament également de la laïcité pour mieux flirter avec les thèses classiques du FN, et certains font de même en Belgique.
Ainsi complétée, cette mise au point ne vise pas à clore le débat sur les relations entre laïcité et diversité, mais à permettre de l’aborder sans amalgame avec l’extrême droite. Car c’est de tout autre chose qu’il s’agit, en fait. Lorsque Jean Baubérot, dans son article du 30 septembre 2011 sur Elisabeth Badinter, déplorait que la laïcité française, ces dernières années, se lepénise en s’attaquant à la visibilité de la foi musulmane et en voulant repousser la religion dans la sphère de l’intime, il s’en prenait à une dimension de la laïcité qui n’est ni récente, ni liée à l’extrême droite. Sa cible est en fait une constante de la laïcité belge comme française, à savoir la conviction que les croyances religieuses, libres et protégées par la loi en vertu même de la laïcité, doivent s’abstenir d’investir l’espace public et de développer un prosélytisme actif. C’est sur ce point, qui n’est déjà pas mince, qu’il y a matière à débat entre la laïcité et certaines facettes de la diversité.