par Vincent de Coorebyter**
Le 17 avril, « Le Soir » consacrait une pleine page à un mouvement en expansion ces dernières années, la reconnaissance officielle d’un troisième genre, ni féminin ni masculin. La Cour suprême indienne vient en effet de consacrer l’existence des transgenres au nom des droits de l’homme, comme d’autres pays l’ont fait en autorisant, par exemple, l’usage d’une mention « X » ou « autre » sur le certificat de naissance ou le passeport.
De telles évolutions s’inscrivent dans un mouvement plus large qui est celui de l’affirmation des droits des minorités, sexuelles ou de genre, mais aussi ethniques, religieuses, linguistiques, touchant à l’état de santé, etc. D’où l’inquiétude qui accompagne parfois ces évolutions : incontestablement, les décisions judiciaires ou législatives qui consacrent les droits des minorités doivent beaucoup à un intense travail intellectuel et politique mené par des associations spécialisées, travail que l’on qualifie souvent de « lobbying », non sans arrière-pensées.
En première analyse en effet, ce phénomène semble rompre avec les idéaux universalistes qui sous-tendent, historiquement, notre conception de la démocratie. Il semble que la loi, ici, ne soit plus issue d’une délibération collective visant l’intérêt de tous, ne soit plus l’expression de la volonté générale ou du bien commun, mais plutôt le résultat de revendications particularistes, qui n’intéressent que la catégorie de la population susceptible d’en tirer des bénéfices. Dans certains univers intellectuels, on agite ainsi la menace d’une démocratie éclatée, tribale, qui voit s’affronter des identités closes, des groupes exclusivement préoccupés de leur propre destin et toujours prompts à réclamer leur reconnaissance et leur dû.
Ce diagnostic mérite d’être médité, mais il amalgame des phénomènes qui ne relèvent pas tous de la même logique. Les minorités sexuelles ne demandent pas la consécration de leur identité spécifique, la reconnaissance d’un troisième genre qui serait de même nature que le masculin et le féminin. Alors que certains groupes religieux ou ethniques militent pour la consécration légale de leur identité, voire pour des droits particuliers, les minorités sexuelles ne se satisfont pas de la reconnaissance formelle d’un « troisième sexe » ou d’un nouveau genre appelé « X » ou « autre ». Aussi vagues soient-elles, ces dénominations leur paraissent encore discriminantes. S’il importe, à leurs yeux, de pouvoir échapper à l’alternative fermée du masculin et du féminin dans son acception classique (binaire et hétérosexuelle), elles vivent mal l’obligation qui leur est faite d’endosser une étiquette quelconque, qui reviendrait à les définir par leur identité sexuelle supposée. Si les minorités sexuelles s’associent entre elles, et promeuvent des dénominations génériques complexes (par exemple LGBTIQ, lesbien, gay, bisexuel, transgenre, intersexe ou queer), c’est précisément pour échapper à une identité qui se refermerait sur les personnes concernées comme un piège, comme une assignation à être ce que l’on est censé être.
On pourrait penser que ce refus des étiquettes est propre à ce type de minorités, mais c’est loin d’être le cas. Les personnes en situation de handicap, par exemple, ont mené un long combat pour que l’on cesse de les désigner et donc, implicitement, de les définir, par l’accident qui leur est arrivé. Elles ont d’abord refusé d’être appelées des « handicapés », ou des « sourds », des « aveugles »…, dénominations qui les qualifiaient de manière négative, par leur seul handicap, comme si elles n’étaient pas des êtres humains à part entière. D’où la préférence donnée, pendant un temps, à l’expression de « personne handicapée », qui met en avant l’appartenance commune à l’humanité, puis, aujourd’hui, de « personne en situation de handicap », qui évite d’accoler un attribut à l’individu comme si cet attribut le définissait de manière essentielle.
Mais le mouvement est plus large encore, et concerne en fait le principe même de l’égalité des droits. Comme l’histoire de la marche vers le suffrage universel le montre, les minorités n’ont rien à gagner à se laisser définir par ce qui les singularise. Si, aujourd’hui, il existe encore des catégories de non-électeurs, c’est bien parce qu’elles présentent une particularité qui est considérée comme une carence, de rationalité (les mineurs d’âge), de nationalité (les étrangers, à certains scrutins) ou de moralité (les personnes dont la condamnation pénale s’accompagne de privation de droits politiques). Si le droit de vote a été, pendant longtemps, réservé aux hommes, aux personnes socialement favorisées et aux nationaux, c’est bien parce que l’accent était mis sur la singularité supposée des femmes, des personnes de condition modeste et des étrangers, catégories suspectes de manquer de rationalité ou du sens de l’intérêt national.
Sous l’Ancien Régime, de nombreux groupes étaient reconnus dans leur singularité : l’Ancien Régime consacrait la diversité, mais celle-ci était synonyme d’inégalité. En matière fiscale, au plan pénal, en matière de droits civils et politiques, le statut de chacun variait selon qu’il était serf, bourgeois ou noble, catholique, juif ou protestant, ou encore membre de telle ou telle corporation – et, bien entendu, homme ou femme. Depuis lors, l’égalité de droits obtenue par toute une série de catégories sociales l’a été, non pas en faisant valoir leur singularité, mais en militant au contraire pour que l’on cesse de les considérer comme particulières, de les définir par ce qui les différencie. Les minorités sexuelles ne demandent pas des droits spécifiques : elles demandent au contraire à être comme tout le monde, à ne pas se voir assigner une identité officielle en contradiction avec leur vécu.
Si l’époque des Lumières a vu se développer des philosophies déistes et une religion du genre humain, c’était précisément pour consacrer l’égalité foncière entre tous les hommes, indépendamment de leur religion ou de leur couleur de peau. Depuis, l’histoire du féminisme et de la décolonisation a montré qu’il ne suffisait pas d’être universaliste pour être sensible à l’oppression subie par telle ou telle catégorie : les minorités ont toujours dû s’émanciper par elles-mêmes. Mais si leur combat, par la force des choses, est « catégoriel » en ce sens, il peut parfaitement être universaliste dans son intention et sa portée.
** Ce billet a été précédemment publié dans la journal Le Soir.