Le vote catalan et la démocratie

par Vincent de Coorebyter*

 

De toute évidence, le vote catalan de dimanche fait peur. Une peur qui ne s’exprime pas toujours ouvertement et qui n’est pas partagée par tous, mais que l’on sent à la manière d’insister sur les résultats ambigus du scrutin – les indépendantistes ont obtenu la majorité absolue en sièges mais pas en voix – et sur les nombreux obstacles qui attendent le gouvernement catalan s’il décide d’aller vers l’indépendance. Alors que cette élection redonne du souffle à l’idée démocratique, certains tentent de doucher l’enthousiasme des vainqueurs.

Il est vrai que la situation serait plus nette si les partis indépendantistes catalans avaient aussi obtenu une majorité absolue en voix, et pas seulement en sièges : leur légitimité serait plus forte. Mais il n’est pas sûr que ce décalage entre les deux types de résultats aurait autant retenu l’attention si l’issue du scrutin avait été inverse, si les partisans du maintien de la Catalogne dans l’Espagne avaient décroché la majorité des sièges mais pas des voix : ils auraient sans doute conclu que le peuple a parlé et qu’il faut respecter les résultats de l’élection.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui est en jeu, c’est de savoir si une simple majorité absolue, en voix ou en sièges, peut suffire à faire basculer une région et un pays vers un nouveau destin, à provoquer une rupture historique. Lorsque les Français et les Hollandais, en 2005, ont rejeté par référendum le projet de traité constitutionnel européen, on n’a pas considéré, dans les hautes sphères de l’Union, que le peuple avait exprimé sa volonté : on a cherché le moyen de faire adopter un texte quasiment identique par d’autres voies, ce qui a débouché sur le traité de Lisbonne. Aujourd’hui, après l’élection régionale de dimanche, il y a fort à parier que la légitimité de l’idée indépendantiste catalane restera controversée, alors même que la participation au scrutin a été exceptionnellement forte. Ce qui gêne certains, c’est le fait qu’un simple vote à la majorité absolue, un vote qui se joue pratiquement à 50/50, puisse emporter des effets considérables.

Influencés par Rousseau, nous avons tendance à considérer que l’idée démocratique trouve son accomplissement dans les décisions prises à l’unanimité, ou en tout cas à une très forte majorité. Et c’est logique : la liberté politique des citoyens est d’autant mieux respectée que l’adhésion à une décision donnée est plus large. Spontanément, nous mettant à la place de tout un chacun, nous considérons qu’un vote unanime est toujours préférable et nous avons une certaine sympathie pour le droit de veto, qui permet aux minoritaires de ne pas être écrasés par la majorité. Voulant préserver notre propre liberté, nous revendiquons volontiers le droit de bloquer une décision qui nous déplaît puisque, en démocratie, nous sommes supposés être souverains.

C’est ainsi que les francophones, en Belgique, ont exigé et obtenu la règle dite des majorités spéciales, qui requiert, pour les sujets linguistiques et institutionnels sensibles, une majorité globale des deux tiers et une majorité absolue dans chaque groupe linguistique au sein des deux chambres fédérales : ce droit de blocage accordé à la minorité francophone lui permet de ne pas subir le joug des Flamands. De même, toute révision de la Constitution requiert une majorité des deux tiers, ce qui permet de ne pas voir nos droits fondamentaux être détricotés trop aisément.

Le problème est de savoir quels types de décisions doivent ainsi dépendre d’une majorité spéciale ou renforcée. Car, contrairement aux apparences, de tels mécanismes n’assurent pas la liberté politique du plus grand nombre. Ils ont même l’effet exactement inverse : ils poursuivent un objectif conservateur, ils sont destinés à favoriser le statu quo, à permettre à une minorité relativement réduite de s’opposer à un changement. Or, par contraste avec l’Ancien Régime qui se fondait sur la tradition, un des principes de base de la démocratie, un de ceux qui donnent une valeur éminente à ce système, est de favoriser les évolutions voulues par la population, de permettre au peuple de se forger un nouveau destin s’il le souhaite. Et pour qu’il en soit ainsi, pour que la liberté politique des citoyens possède des effets concrets, tangibles, des effets qui redonnent confiance dans le système, il faut que ces changements de cap ne soient pas trop difficiles à atteindre, il faut éviter qu’un droit de veto ou de blocage accordé à une minorité suffise à mettre en échec la volonté de la majorité. D’où la conclusion tirée par Kelsen, dont je m’inspire ici, selon laquelle les décisions démocratiques doivent pouvoir être prises à la majorité absolue (la majorité des voix plus une) et non à une majorité spéciale ou renforcée, qui donne toujours une prime aux tenants de l’ordre établi.

Cette conclusion est contre-intuitive, voire choquante, car nous avons tendance à défendre notre droit de veto, à nous imaginer dans la situation de futurs opposants. Cette conclusion est angoissante, aussi, car elle signifie que des changements de cap peuvent être imposés par une très courte majorité, comme si la démocratie ainsi comprise allait nous soumettre à des retournements incessants. Mais en réalité, l’expérience montre que les peuples font un usage plus que modéré de leur liberté politique, de leur capacité à infléchir leur destin par la grâce d’un vote. Ils sont bien plus conservateurs qu’audacieux, ils optent rarement pour l’aventure (même à la simple majorité absolue), ils suivent souvent – comme lors du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse il y a un an, ou comme lors des dernières élections en Grèce – la voix de la prudence ou de la peur, la voix du statu quo.

Dès lors, on peut débattre à l’infini sur le point de savoir si les indépendantistes catalans possèdent une pleine légitimité avec leur victoire étriquée. Mais on pourrait souligner avec plus de force que, pour une fois, la procédure démocratique débouche sur un résultat conforme à la logique du système : donner la possibilité aux peuples de faire bouger les lignes et de modifier leur destin.

 

* Cornique précédemment parue dans le journal Le Soir.

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