Carte blanche des constitutionnalises Frédéric Bouhon (professeur à l’ULG), Mathias El Berouhmi (professeur à l’USL-B), Matthieu Lys (maîtresse conférence invité à l’UCL), Julien Pieret (premier assistant à l’ULB), Patricia Popelier (professeur à l’Universiteit Antwerpen), Céline Romainville (professeure à l’UCL), Jogchum Vrielink (professeur à l’USL-B), publiée dans le journal Le soir du 30/01/18.
On ne touche pas aux principes cardinaux de l’Etat de droit
Nous, constitutionnalistes, voudrions faire part de notre vive opposition à ce projet qui touche à des principes cardinaux de l’État de droit démocratique. Un Etat de droit, c’est un Etat dans lequel le droit contient, limite et organise l’exercice de la puissance étatique pour protéger les individus contre l’arbitraire en garantissant notamment l’indépendance du pouvoir judiciaire. Dans un tel État, la Constitution s’impose à toutes les autorités et a vocation à affirmer des droits civils protégeant la sphère privée contre l’immixtion de l’État. Parmi ces droits, figurent le droit à la vie privée et à l’inviolabilité du domicile consacrés aux articles 15 et 22 de la Constitution belge, et protégés par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Bien évidemment, ces droits ne sont pas absolus. Des restrictions sont possibles dès lors qu’elles sont prévues par la loi, qu’elles poursuivent un objectif légitime et qu’elles sont proportionnées. C’est ainsi qu’il est traditionnellement admis que des perquisitions soient menées dans le cadre d’une instruction qui concerne la recherche d’éléments de preuve d’une infraction pénale. Le 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle rappelait ces principes : « [e]n raison de la gravité de l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et de l’inviolabilité du domicile qu’elle implique, la perquisition ne peut, en l’état actuel de la réglementation en matière de procédure pénale, être autorisée que dans le cadre d’une instruction, au cours de laquelle les personnes intéressées disposent d’un droit organisé de demander un accès au dossier et des actes d’instruction supplémentaires et au cours de laquelle la chambre des mises en accusation peut exercer un contrôle quant à la régularité de la procédure ». Ainsi, la Cour s’oppose à ce que des perquisitions soient demandées de manière ponctuelle, sans faire l’objet du contrôle complet que postule l’instruction. Or, le projet à l’examen s’inscrit dans un tout autre cadre que celui d’une instruction : les visites domiciliaires autorisées ne concernent pas une infraction pénale, mais l’exécution d’une procédure administrative.
Le projet de loi ne présente pas les garanties suffisantes
En l’état, le projet ne présente pas les garanties suffisantes : pas de contrôle juridictionnel, pas de respect du contradictoire, pas de garanties qui accompagnent les perquisitions prévues par la procédure pénale, pas de précision – comme le Conseil d’État l’a relevé – sur les documents qui peuvent être emportés.
Certes, le projet prévoit l’intervention d’un juge d’instruction. Ce magistrat – tant qu’il existe encore – est garant, grâce à l’indépendance dont il jouit par rapport au pouvoir exécutif et au pouvoir judiciaire, du respect des droits contre l’arbitraire dans le cadre d’une procédure pénale. Mais l’étendue des marges de manœuvre du juge d’instruction n’apparaît pas clairement, vu l’ambiguïté des termes utilisés dans la loi : doit-il délivrer automatiquement l’autorisation de visite domiciliaire dès qu’il constate que les quatre conditions posées dans la loi sont réunies ou peut-il exercer un véritable contrôle en opportunité ? Comment justifier l’absence de voie de recours possible contre les décisions qui seraient prises par eux ? On ne peut s’empêcher de se demander si le projet de loi ne témoigne pas d’une instrumentalisation du juge d’instruction, dont l’objectif serait d’atténuer une violation des droits humains par l’adjonction d’une garantie procédurale de sorte qu’elle passe le test de proportionnalité exercé par les juridictions constitutionnelles. Quoi qu’il en soit, malgré cette garantie procédurale, il demeure une restriction significative à la protection du domicile, qui est le cœur du droit au respect de la vie privée et qui puise ses origines profondément dans l’histoire du développement des droits de l’homme.
Risque progressif de violations massives et systématiques des droits humains
Ce projet s’inscrit dans un contexte où de nombreuses mesures sont adoptées, qui, prises individuellement, pourraient ne pas susciter d’objections constitutionnelles majeures mais qui, s’accumulant au fil des années, sont susceptibles d’entraîner des violations massives et systématiques des droits humains. Ces mesures renforcent progressivement la criminalisation de l’irrégularité du séjour, alors même qu’un séjour irrégulier n’est pas forcément illégal, dans la mesure où le refus d’autorisation de séjour peut, potentiellement, violer les droits fondamentaux garantis. Des changements substantiels sont apportés aux principes structurant nos systèmes démocratiques mais, étant adoptés à un rythme suffisamment lent et de manière dispersée, ils peuvent échapper dans leurs effets globaux au contrôle des juridictions compétentes. Autrement dit, il faut avoir à l’esprit, dans l’analyse de projets comme celui soumis à l’examen des députés, la fable de la grenouille : plongée dans de l’eau chauffée lentement, la grenouille finit par mourir ébouillantée, alors que, jetée subitement dans de l’eau chaude, elle s’échappe d’un bond.