par Vincent de Coorebyter, dans un de ses livres sulfureux, La Philosophie dans le boudoir, le marquis de Sade exhortait les Français à faire encore un effort s’ils voulaient être républicains, comme certains s’en vantaient après la Révolution française. On pourrait en dire de même des citoyens d’aujourd’hui. On leur propose de reprendre une part de leur pouvoir en siégeant dans des parlements dont les membres seraient tirés au sort, mais ils semblent hésiter à aller dans cette direction : si elle séduit dans des cercles de plus en plus larges, cette perspective n’est pas plébiscitée.
L’objectif poursuivi avec de tels parlements est d’éviter les travers des partis politiques, auxquels on reproche de ne plus relayer la volonté du peuple à force de se perdre dans des querelles stériles, des compromis douteux, des décisions prises dans leur seul intérêt. Le pari est que le travail législatif échappera aux calculs politiciens s’il est mené par de simples citoyens.
Cette idée bute sur deux objections majeures, de nature très différente. La première est qu’au lieu de renforcer la souveraineté du peuple, principe clé de la démocratie, le tirage au sort l’affaiblit. Car il n’est pas question, avec ce scénario, de démocratie directe comme avec le référendum : un parlement de citoyens tirés au sort reste un parlement, qui se substitue à la population pour décider en son nom. Il ne s’agit pas de permettre au peuple de choisir lui-même les lois auxquelles il sera soumis : il s’agit simplement de créer un autre type d’assemblée. Mais avec la circonstance aggravante que les citoyens sont privés, ici, de leur principale prérogative, à savoir le droit de choisir ceux qui légifèrent en leur nom. Un parlement tiré au sort travaillera sans que les citoyens puissent l’orienter, puisque ses membres n’auront pas été choisis sur la base d’engagements pris pendant une campagne électorale, pas plus qu’ils n’auront à tenir compte d’un éventuel vote-sanction au terme de leur mandat. C’est d’ailleurs l’objectif recherché : éviter de fonctionner à la manière des parlements élus, laisser la délibération se déployer en toute liberté, de la manière la plus rationnelle, sans que personne ne soit lié par des promesses inconsidérées ou par la peur du prochain scrutin. C’est la qualité des délibérations menées qui doit convaincre le peuple de se priver de son principal pouvoir.
Mais c’est ici que surgit la seconde objection : comment faire confiance à une assemblée tirée au sort, au sein de laquelle siégeront des personnes de qualité très inégale ? La vertu démocratique du tirage au sort, c’est l’égalité : n’importe quel citoyen a autant de chances d’être désigné que n’importe quel autre. Mais avons-nous, précisément, envie d’être représentés par « n’importe qui » ? Pour reprendre un exemple classique, sommes-nous prêts à voir un imbécile dépolitisé avoir autant de chances de siéger qu’un prix Nobel ? Si la confiance des citoyens dans leurs élus est aujourd’hui gravement entamée, les responsables politiques sont encore crédités d’être des professionnels au fait de leurs dossiers, dotés d’une compétence et d’une expérience qui manquent au citoyen ordinaire.
Cette objection n’est pourtant pas définitive, pour deux raisons. D’abord parce qu’en démocratie, il y a un réel intérêt à voir siéger « n’importe qui ». Ce n’importe qui, c’est vous et moi, c’est une des composantes du peuple souverain, c’est une des personnes dont les lois doivent tenir compte pour être justes, c’est l’incarnation d’une situation – un âge, un métier, un sexe, un parcours, un système de valeurs… – qui compose la trame du tissu social que toute décision politique doit prendre en compte, protéger, conduire à un maximum de bien-être. L’atout du tirage au sort, c’est la représentativité sociale des parlementaires non élus, qui est aussi une forme de compétence. Il faut simplement être conscient que cette représentativité exige des procédures rigoureuses, et donc des moyens : lors de l’expérience du G1000, malgré les efforts des organisateurs, les personnes non diplômées étaient deux fois moins nombreuses dans l’assemblée que leur part dans la population réelle, et les ouvriers presque trois fois moins.
En outre, on peut répondre d’une autre manière à l’objection de l’incompétence des citoyens tirés au sort : il est possible de leur donner un long temps d’information et de délibération, éclairé par des experts soigneusement choisis, représentatifs de la diversité des tendances et des intérêts présents dans la société. Certes, c’est un défi difficile à relever, mais il n’est pas insurmontable. De même, si l’on redoute que ne se glissent dans un parlement tiré au sort des individus particulièrement habiles et politisés, susceptibles d’entraîner une partie de l’assemblée au profit d’une idéologie particulière, il existe des techniques d’animation pouvant empêcher ces personnes d’exercer une influence excessive. Même si elles rendent les procédures longues et complexes, de bonnes modalités d’organisation doivent permettre à des parlementaires tirés au sort de délibérer de manière sincère.
On peut donc répondre aux principales objections émises à l’encontre des parlements non élus, et notamment à la crainte de perdre notre souveraineté d’électeurs. Après tout, si les parlementaires tirés au sort sont le miroir de la société dans son ensemble, nous n’avons plus besoin de voter : notre camp politique sera représenté par un mécanisme statistique. Et pourtant, l’idée continue à susciter la méfiance.
Sans doute parce que l’on peut craindre que les personnes qui acceptent de siéger après avoir été tirées au sort ne soient pas tout à fait « n’importe qui » : a priori, ce seront des citoyens plus impliqués que la moyenne, peut-être un peu différents de nous. Mais même si nous étions assurés qu’ils nous ressemblent strictement, nous resterions sans doute méfiants, pour la raison avancée par Rousseau : nous préférons être dirigés par des supérieurs plutôt que par des égaux, car il est étrange de prendre son semblable pour maître. Je l’écrivais déjà ici il y a cinq ans, il n’est pas sûr que nous soyons prêts à confier notre destin à des parlementaires tirés au sort : même les défenseurs de cette technique hésitent à donner le dernier mot à de telles assemblées, et suggèrent généralement que le résultat de leurs délibérations soit ratifié par un parlement élu ou par un référendum. Comme s’il nous restait encore à faire un effort pour être démocrates.
Publié par Le Soir le 4 juillet 2018