Chaque homme, chaque femme, à un moment de sa vie est face à un aiguillage. Un aiguillage intime qui le définit bien au-delà de la seconde où il prend une décision. Il décide ou non de résister. Il décide de l’empreinte qu’il laissera. En ces temps d’inquiétudes où soufflent les vents populistes, nul ne savait quelle serait l’inclinaison de Charles Michel. Un homme de transgression. En 2014, il a osé bouleverser le jeu politique. Revenant sur un engagement clair pris pendant la campagne électorale, il s’est allié à la N-VA. Brisant l’esprit de la Constitution, il a présidé une coalition dans laquelle les Francophones étaient insupportablement minoritaires. En cet automne 2018, face à un aiguillage essentiel, il a été capable de faire le chemin à l’envers. Sur une question de principe, sur une question de valeurs, il a refusé de s’engager plus avant dans le tourbillon populiste qui abime nombres de démocratie occidentales. Accusé de toute part d’être la marionnette de la N-VA, il a démontré que Pinocchio pouvait devenir un être vivant, libre, autonome, capable de résistance. Comment ne pas s’en réjouir ? Cependant, si en 2014, avec cette étrange coalition, la Belgique est entrée dans une nouvelle ère constitutionnelle, 2018 ne fait que le confirmer. A la transgression sur le fond, a succédé la transgression sur la forme. Jadis, lorsqu’éclatait une crise politique majeure, le Premier ministre, de manière presque pavlovienne, se rendait chez le Roi et lui présentait la démission de son gouvernement. Commençait alors un jeu de rôle. Le plus souvent, le Roi tenait sa décision en suspens, le temps de trouver une issue à la crise. Autrement dit, le Premier ministre et le Roi, dans une étroite concertation, écrivaient un scénario dans lequel le premier faisait mine de prendre les initiatives qui lui étaient demandées par le second. Charles Michel n’a pas eu besoin de ce jeu de rôle. Il a écrit seul les chapitres de l’histoire à encore écrire. Il a mis le Roi hors-jeu. Il l’a oublié ou a fait mine l’oublier. Une forme de cadeau de divorce à un partenaire qui n’a eu de cesse que de dénoncer le modèle monarchique belge. Déjà en 2014, le Roi n’avait pas eu de rôle à jouer dans la formation du gouvernement. Ses interventions juridiquement nécessaires avaient été purement formelles. Nul ne doute qu’il n’avait en rien pesé sur le processus de formation du gouvernement. Il avait fait ce qu’on lui demandait, rassurant tous ceux qui craignaient qu’il puisse, par une mécompréhension constitutionnelle, jouer un rôle personnel dans le processus de formation du gouvernement. Cette fois, cependant, son effacement est plus flagrant et heurte de plein fouet la Constitution. Le samedi 8 décembre, dans la soirée, tout est décidé. Si les ministres de la N-VA ne démissionnent pas, ils seront révoqués. Mieux, le Premier ministre a indiqué qui les remplacerait. Une forme de goujaterie constitutionnelle. L’article 96 de la Constitution prévoit que le Roi nomme et révoque ses ministres. Voilà que deux ministres – dont l’ineffable Pieter De Crem revenu de ses études à Harvard – sont virtuellement nommés non par le Roi, mais par le Premier ministre dans des fonctions qui, au moment où ils sont intronisés, sont encore occupées par des ministres nationalistes flamands qui n’ont pas démissionné, qui n’ont pas été révoqués. Mieux, malgré la crise, malgré l’éclatement de la coalition, le Roi se voit en fait interdire de procéder à des consultations, de rencontrer les présidents de parti, d’examiner s’il est encore possible de doter le pays d’un gouvernement soutenu par une majorité à la Chambre. Le dimanche 9 décembre, les ministres de la N-VA ont finalement démissionné et le Roi est mis devant le fait accompli : il entérine la crise et la solution imposée par le Premier ministre. Voilà la Constitution bien secouée et bien malmenée. L’intervention du Roi aura été de pure forme. Il a interprété un rôle qu’il n’a pu écrire, ni discuter. Notre Constitution, écrite en 1831, est fondée sur une hypocrisie qui n’a fait que croître avec l’émergence et l’approfondissement du modèle démocratique. Elle laisse croire que le Roi dispose d’une marge de manœuvre personnelle, là où en réalité tel n’est pas le cas. Aujourd’hui, les masques sont tombés. La démocratie a triomphé du populisme sur le fond. La démocratie a triomphé de l’hypocrisie sur la forme. Nous sommes entrés, sans nous en rendre compte, dans une nouvelle ère constitutionnelle. La vieille Constitution de 1831 a été blessée, abîmée. La prochaine transgression, nécessaire, sera de la réécrire.