Par Vincent de Coorebyter. L’idée d’instituer des parlements de citoyens tirés au sort a gagné du terrain, au point d’être reprise à des degrés divers par la plupart des partis politiques. Des listes « citoyennes » en font même un élément central de leur programme, tandis que des intellectuels au départ réticents se disent à présent favorables à ce procédé. Les sondages d’opinion, eux, montrent que la population est plus hésitante, mais il est hors de doute que l’idée a le vent en poupe.
Il importe d’autant plus d’en clarifier le sens. On présente généralement le tirage au sort comme un moyen d’impliquer les citoyens dans la vie démocratique, de leur permettre de participer davantage à la prise de décision, et on le range souvent du côté de la démocratie directe, comme une alternative à la démocratie représentative.
En première analyse, pourtant, c’est tout l’inverse. Le tirage au sort n’est pas un procédé de démocratie directe : il ne donne pas le pouvoir de décision au peuple, mais à un échantillon représentatif qui se substitue à la population pour délibérer en son nom. Comme le disent les termes de « parlement » ou de « panel » citoyen, les clés de la délibération sont confiées à un petit nombre d’heureux gagnants, et non rendues au peuple dans son ensemble.
En outre, cette technique accentue l’aliénation que chaque citoyen ressent devant le jeu politique. Lorsqu’un parlement est composé par tirage au sort, je suis privé de mon droit de vote, je n’ai pas les moyens d’influer sur la composition de l’assemblée. Il est vrai qu’en réalité, mon vote individuel ne pèse que s’il est rejoint par une foule d’autres votes convergents, qui donneront un poids suffisant au parti de mon choix. Mais cela signifie précisément que, lors d’une élection, la masse des électeurs détermine le résultat du scrutin, inflige une défaite à la majorité sortante ou lui permet de se maintenir au pouvoir, pousse le curseur vers la droite ou vers la gauche, donne la priorité aux enjeux écologiques ou à la question migratoire, etc. Avec le tirage au sort, rien de tel : nous sommes privés de la possibilité de dessiner les nouveaux rapports de force politiques. Ce mécanisme d’implication citoyenne désimplique la quasi-totalité de la population : seule la poignée de personnes désignées par le sort y gagne un surcroît de pouvoir.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’opinion reste réservée à l’égard de ce mécanisme. Mais elle n’est pas décisive. Malgré cet inconvénient, on peut préférer des citoyens tirés au sort si on fait l’analyse que la particratie, la lutte des places, les donnant-donnant à vocation électorale, l’enfermement des élus dans leur carrière, les clivages hérités du 19e ou 20e siècle…, pervertissent le jeu démocratique. Dans ce raisonnement, le tirage au sort a pour principale vertu de mettre les partis sur la touche et de remplacer les élus par des non-professionnels. Mais cela suppose que les parlements de citoyens se substituent aux assemblées élues, ce que presque personne ne propose.
Pourtant, si l’on suit l’idée de tirage au sort jusqu’au bout, cela aurait du sens. J’ai en effet arrêté mon raisonnement trop tôt lorsque j’ai conclu que le tirage au sort renforçait l’aliénation, la dépendance à l’égard de la volonté des autres. S’il nous prive de notre droit de vote, il n’empêche pas que le nouvel état des sensibilités politiques se fasse entendre dans l’assemblée. Les urgences, les tabous, les exigences du moment seront portées, non par les résultats d’un scrutin, mais par les citoyens tirés au sort eux-mêmes, qui sont censés être représentatifs de la population et donc partager sa sensibilité. La traduction des attentes populaires sera bien supérieure à celle que permet l’élection, car elle ne sera pas biaisée par le décalage entre les promesses et les intentions, par l’abstentionnisme de certaines couches de la population, par les décisions électoralistes, etc. Une assemblée tirée au sort ne présente pas l’avantage, qu’est censé apporter le vote, d’opérer une sélection des meilleurs, des plus compétents. Mais, de ce fait même, elle est plus représentative : c’est un peuple en miniature qui délibère, c’est une authentique « démo-cratie » qui s’installe. Cinq parlements tirés au sort devraient aboutir à la même proposition sur un même sujet puisque l’état des attentes populaires est ce qu’il est et que chaque parlement désigné par le hasard doit en constituer un miroir fidèle.
Au passage (et c’est un enjeu dont on parle trop peu), on aura sacrifié les combats menés par les partis et par le monde associatif, combats qui les dotent d’une expertise éminente. Le tirage au sort remplace une forme ancienne d’intelligence collective par une nouvelle, celle de citoyens indépendants qui décideront selon la force du meilleur argument ou à la lumière de leur sensibilité personnelle. Il faut donc décider si nous sommes prêts à confier notre destin à des novices en matière de politique et d’engagement, ou si, malgré les défauts qu’on leur impute, nous préférons profiter de l’expertise acquise par nos élus dans leur dialogue permanent avec la société civile organisée.
Si nous faisons le choix du tirage au sort, il faudra remplacer cette expertise par une autre, c’est-à-dire donner aux citoyens désignés par le hasard des moyens d’information et de discussion équivalents à ceux du monde politique sur chaque sujet, ce qui ne va pas de soi. C’est une question d’organisation (recruter des experts, assurer l’équité des débats…), mais aussi de disponibilité de la part des citoyens, auxquels il faudra accorder des congés et des défraiements.
Si l’on estime que c’est praticable, il faudra encore s’assurer que le tirage au sort permet d’installer des assemblées vraiment représentatives, et c’est le défi le plus difficile à relever. Il faut en effet une assemblée de grande taille pour que chaque catégorie sociale, chaque sensibilité, y soit représentée en juste proportion. Or on connaît la difficulté à trouver des volontaires en nombre suffisant, surtout dans les catégories socio-professionnelles moins favorisées. Si l’on ne franchit pas cet obstacle, le tirage au sort conduira à une nouvelle forme d’élitisme.
Le défi est donc écrasant, et l’on comprend que les partis proposent des avancées plus modestes, des enceintes temporaires et de taille réduite ne rendant que des avis non contraignants. C’est plus pragmatique, mais sans doute insuffisant pour réenchanter la démocratie.
Article a été publié dans « Le Soir » du 22 mai 2019.