Par Vincent de Coorebyter. Avec les manifestations des jeunes pour le climat, au printemps, certains ont cru que la démocratie allait faire la preuve de son efficacité en matière environnementale. Après des décennies d’aveuglement, d’errance ou d’atermoiement, la priorité climatique, au moins, serait propulsée en tête de tous les agendas politiques, en particulier en Europe avec le scrutin du 26 mai.
Les écologistes ont fait des percées remarquables dans certains pays, mais ils n’ont obtenu que 10 % des sièges au Parlement européen, comme si les citoyens ne se résolvaient pas à placer l’environnement en tête de leurs préoccupations malgré le matraquage médiatique sur la question du climat. Il est vrai que les Verts n’ont plus le monopole de la lutte contre le réchauffement : certains partis traditionnels en ont compris l’urgence, comme le montre le fait qu’en Wallonie et à Bruxelles un changement est à l’œuvre à la suite des élections régionales et de nouveaux rapports de force. Mais de nombreux élus restent flottants sur la question, affichant des ambitions de façade démenties par leur politique économique – c’est le cas, en France, d’Emmanuel Macron. Et nombre d’électeurs soutiennent sciemment des forces climato-sceptiques, le VB et la N-VA, en Flandre, ou Trump et Bolsonaro, présidents démocratiquement élus.
L’Union européenne affiche des ambitions en matière de lutte contre le réchauffement, mais elle noue aussi des accords de libre-échange nuisibles à l’environnement. La nouvelle Commission ne comprendra qu’un seul membre dont le parti appartient au groupe des Verts, et l’Europe compte toujours plusieurs Etats qui refusent de s’engager sur la voie de la neutralité carbone. Pendant ce temps, semaine après semaine, les nouvelles alarmistes se multiplient quant aux conséquences du réchauffement climatique, qui seront bien plus graves et plus précoces qu’on ne l’avait cru il y a quelques années encore.
Il y a donc fort à parier que la nouvelle grève mondiale pour le climat, le 20 septembre, sera un succès de foule. Mais elle ne résoudra pas la question de fond, qui est de savoir si nous vivons dans un régime politique apte à apporter une réponse efficace au plus grand défi qu’ait jamais connu l’humanité. Les jeunes en sont d’ailleurs conscients, qui affichent avec constance un slogan inattendu, tout droit sorti du 19e siècle : écoutez les savants ! Tenez compte de ce que dit la science ! Faites moins de politique, fiez-vous à la voix de la raison, allez chercher vos consignes dans les travaux du GIEC plutôt que dans des idéologies dépassées.
Ces jeunes sont foncièrement démocrates, et ils se battraient pour défendre leur droit de vote s’il était menacé. Mais leur appel à la science et à la raison fait penser à cette branche du courant libéral que l’on appelait les Doctrinaires, au 19e siècle, et qui défendait des positions antidémocratiques.
L’intuition fondamentale des Doctrinaires était que, s’il faut établir un régime constitutionnel fondé sur les libertés et sur l’élection, il faut éviter le suffrage universel et combattre le principe de la souveraineté populaire, parce que le peuple risque toujours d’être dominé par des passions ou par des calculs à courte vue. Leur projet, qui paraît aujourd’hui scandaleusement élitiste, était de confier les clés du gouvernement aux « capacités », à l’élite instruite et cultivée qui, par un usage concerté de la raison, pourra discerner les intérêts supérieurs qu’il convient de prendre en compte. Le meilleur titre à gouverner, c’est un titre universitaire, et pas le fait d’être le représentant d’une volonté populaire qui risque d’être aveugle à ses propres intérêts faute d’être bien informée.
On l’aura deviné, cette doctrine s’accompagnait aussi d’une défense des droits politiques des propriétaires, autre forme d’élite. Elle conduisait à confier la gestion de la cité à une oligarchie largement indifférente aux souffrances et aux attentes du peuple. Mais la critique de l’idée de souveraineté populaire portée par les Doctrinaires sonne aujourd’hui de manière très actuelle, comme un avertissement contre les dérives populistes, mais aussi contre l’incapacité du suffrage universel à dégager des majorités gouvernementales conscientes de l’ampleur des défis environnementaux.
Bien évidemment, cela ne signifie pas que les électeurs qui privilégient d’autres enjeux ont tort. Les mal lotis, en particulier, ont de bonnes raisons de se préoccuper de la fin du mois plutôt que de la fin du monde, comme on dit aujourd’hui. Mais il y a de bons motifs pour soutenir que le choix de la majorité n’est pas forcément le plus éclairé. Le bien commun peut être mieux défendu par une poignée de savants, ou par des spécialistes d’un domaine déterminé, que par ce que Guizot, le plus connu des Doctrinaires, appelait « les conceptions arbitraires des individus », autrement dit des électeurs.
Tout ceci ne tend pas à plaider pour un nouveau despotisme, qui reposerait sur la science plutôt que sur la force. Les jeunes qui défilent semaine après semaine pour le climat font d’ailleurs toujours confiance à la démocratie. Mais il faut entendre la détresse qui monte, et que les appels des jeunes à une sorte du gouvernement du GIEC traduisent de manière raisonnée, alors que le ton pourrait changer dans les années qui viennent. Car, parallèlement, on voit se développer deux courants qui posent davantage question.
D’une part, une désespérance à l’idée de l’apparition imminente d’un drame écologique. Elle conduit déjà à des cas de dépression, et elle renforce le courant intellectuel des « collapsologues », convaincus que l’humanité va tout droit vers un effondrement généralisé. D’autre part, une multiplication des actions de désobéissance civile pour motif environnemental, voire des passages à la violence, que l’on aurait tort de condamner sans en interroger les causes. Qui sait combien de jeunes qui défilent pacifiquement pour le climat, et qui demandent simplement aux adultes de prendre leurs responsabilités, seront tentés demain par une autre manière de réagir à leurs angoisses ?
Il est possible que, face au réchauffement climatique, la faillite de la démocratie soit temporaire, et que le problème se résolve par davantage de démocratie, notamment participative. Mais il n’est pas exclu que les enjeux environnementaux alimentent des rêves de sortie de la démocratie, comme ce fut le cas de la question sociale il y a un siècle.
L’article a été publié par Le Soir le 18 septembre 2019