La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.
En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.
Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.
Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.
Alors que nous nous enfonçons dans une crise sanitaire, économique et sociale sans précédent, on semble soudainement redécouvrir les mérites de la sécurité sociale, elle qui a été politiquement traitée ces dernières années comme une vieille dame coûteuse à entretenir, quand ce n’était pas son rabougrissement qu’il s’agissait de planifier sans détours, notamment en matière de soins de santé. Il faudra y revenir le jour d’après et en tirer les leçons. Comme y insistait le philosophe Edouard Delruelle dans une récente carte blanche au journal Le Soir, cessons de croire une authentique démocratie possible sans Etat social1. La civilisation a un prix.
C’est le court terme qui va retenir ici notre attention. Vendredi 27 mars, des pouvoirs spéciaux ont été confiés par le législateur au Roi, c’est-à-dire, en pratique, au gouvernement fédéral, en vue de prendre des mesures d’urgence pour enrayer la diffusion du virus et amortir les conséquences de la crise multiforme qui en résulte (voir sur ce site le carnet de crise # 3 d’Emmanuel Slautsky). Les pouvoirs spéciaux n’évoquent pas de bons souvenirs aux défenseurs de la sécurité sociale : dans la première moitié des années 1980, les gouvernements Martens-Gol s’étaient illustrés par de nombreuses coupes sombres dans la Sécu, opérées par hypothèse sans participation parlementaire, c’est-à-dire sans que les élus de la nation aient eu leur mot à dire (sinon par le biais, très formel, de lois de confirmation adoptées a posteriori)2. La séquence qui s’ouvre sera-t-elle différente ?
On notera en tout cas avec beaucoup d’intérêt que l’article 3 de la seconde des deux lois attribuant au Roi des pouvoirs spéciaux qui vient d’être adoptée, innove, en prévoyant que « les arrêtés royaux pris en vertu de la présente loi ne peuvent pas porter atteinte au pouvoir d’achat des familles et à la protection sociale existante »3. C’est là une balise particulièrement importante : aucune des mesures à venir ne pourra amoindrir le niveau de protection sociale en place, par exemple par le biais de durcissements des conditions d’accès à certaines prestations sociales ou de réductions des montants. Il faut dire que la loi fraîchement adoptée se singularise aussi, au regard des épisodes antérieurs de pouvoirs spéciaux, par le fait qu’elle a été élaborée et co-signée par les chefs de groupe de non moins de dix partis – tous, en fait, sauf le Vlaams Belang et le PTB –, parmi lesquels plusieurs se sont très régulièrement opposés aux mesures de réduction des dépenses prises en matière de sécurité sociale sous le gouvernement fédéral sortant.
Ce verrou est d’autant plus notable que les parlementaires n’ont pas suivi la suggestion du Conseil d’Etat de l’affaiblir. Dans son avis rendu en urgence sur la proposition de loi à l’origine du texte finalement adopté, la section de législation du Conseil d’Etat avait en effet, un peu curieusement du reste, proposé que seules « les atteintes ‘structurelles’ » à la protection sociale soient prohibées4. Lors des débats à la Chambre puis au Sénat, aucun amendement en ce sens n’a été déposé, ni par la majorité ni par l’opposition. La « sanctuarisation » de la sécurité sociale s’en trouve renforcée : les pouvoirs spéciaux ne pourront pas être l’occasion d’amoindrissements des droits des assurés sociaux. Politiquement, les partis qui y sont plus particulièrement attentifs et ont accordé leur confiance au gouvernement depuis les bancs de l’opposition vont sans doute veiller à ce que les arrêtés de pouvoirs spéciaux respectent scrupuleusement ce cadre.
Positivement maintenant, qu’est-ce que l’exécutif a été habilité à faire ? Il peut prendre des mesures pour « apporter des adaptations au droit du travail et de la sécurité sociale en vue de la protection des travailleurs et de la population (…) »5. C’est là évidemment une habilitation particulièrement lâche. Quelle forme pourraient prendre ces « adaptations », s’agissant de la Sécu ? C’est ce à quoi nous nous proposons de réfléchir de temps à autre dans ces colonnes. Nous commencerons demain avec la protection des travailleurs indépendants contre le risque de la perte de leur activité professionnelle.
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Comme le rappelait opportunément l’économiste Philippe Defeyt dans une excellente brève, comme toujours, de l’Institut pour un développement durable, les crises graves peuvent favoriser l’innovation sociale. Et de souligner que c’est dans le contexte de l’immédiat après-guerre, et en réalité avant même la Libération, que notre sécurité sociale a été refondée6. Puisse le COVID-19 au moins avoir, aujourd’hui, cet « intérêt »-là pour nous et notre modèle social : never let a good crisis go to waste.
Daniel Dumont, Professeur de droit de la sécurité sociale à l’ULB
1 E. DELRUELLE, Face au coronavirus, le retour de l’Etat social », Le Soir, 27 mars 2020, p. 18, https://plus.lesoir.be/290099/article/2020-03-26/face-au-coronavirus-le-retour-de-letat-social. Du même, voir l’important ouvrage, dont il apparaît aujourd’hui encore un peu plus, à la faveur des circonstances que nous connaissons, qu’il tombe à point nommé : Philosophie de l’Etat social, Paris, Kimé, 2020.
2 A ce sujet, voir les volumes successifs publiés dans les années 1980 par l’Instituut voor Sociaal Recht de la KU Leuven intitulés Volmachten en sociale zekerheid, Anvers, Kluwer, collection « Sociaal recht », 1984, 1985 et 1987. Voir aussi G. VAN GORP, « Les pouvoirs spéciaux dans la législation de sécurité sociale », Revue belge de sécurité sociale, volume 48, n° 2, 2006, p. 225-275, en ligne sur le site du SPF Sécurité sociale : https://socialsecurity.belgium.be/sites/default/files/content/docs/fr/publications/rbss/legacy/rbss-2006-2-fr.pdf.
3 Loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II), Moniteur belge, 30 mars 2020, 2ème éd., article 3.
4 Avis du Conseil d’Etat n° 67.142/AG du 25 mars 2020, Documents parlementaires, Chambre, 2019-2020, n° 55 1104/002, p. 16. A la décharge du Conseil d’Etat, réuni en assemblée générale, l’avis a été rendu, en raison des circonstances exceptionnelles que nous connaissons, dans un délai particulièrement bref et au terme d’un délibéré par voie électronique.
5 Article 5, §1er, 5° de la loi précitée.
6 P. DEFEYT, « Coronavirus et (re)distribution des revenus », Limelette, Institut pour un développement durable, mars 2020, 4 p.,http://www.iddweb.eu/docs/coronavirus.pdf