La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.
En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.
Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.
Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.
Le confinement de nos droits et libertés
Depuis désormais plusieurs semaines, la plupart des États vivent au rythme de mesures exceptionnelles visant à limiter la propagation du covid-19. Cette situation impacte inévitablement l’effectivité de nos droits et libertés et, sur ce point, deux ordres de préoccupations agitent les démocrat(i)es.
Premièrement, cette crise constitue une opportunité inespérée pour certains régimes désireux de renforcer leur pouvoir, de fragiliser l’opposition ou de remettre en cause plusieurs droits durement acquis et qui ne présentent aucun lien direct avec la lutte contre une pandémie. Ainsi, régulièrement, une association comme Amnesty International pointe, entre autres, les dérives du gouvernement hongrois auquel un Parlement complaisant a conféré les pleins pouvoirs, la situation dramatique que vivent les militants colombiens des droits humains durant la période de confinement ou la pression que fait peser l’État du Texas sur les politiques de planning familial dont peuvent bénéficier les femmes[1]. Sans verser dans un optimisme béat, le risque de telles dérives en Belgique apparait limité. En effet, d’une part, et s’agissant du Gouvernement fédéral, celui-ci, minoritaire[2] et en affaires courantes au moment de la survenance de la crise, n’est évidemment pas en mesure, ni politiquement, ni juridiquement, de profiter de la situation pour amorcer une réforme qui n’aurait rien à voir avec la lutte contre la pandémie du covid-19. D’autre part, l’octroi de pouvoirs spéciaux à la plupart des exécutifs du Royaume n’est pas dénué d’un contrôle exercé en temps réel et a posterori par les assemblées législatives[3]. Certes, le confinement et la limite corrélative aux réunions physiques des parlementaires rendent en pratique ce contrôle plus distant[4]; il n’en demeure pas moins que bon gré, mal gré, ce contrôle s’exerce comme en témoignent les dernières séances parlementaires tenues cette semaine à la Chambre des représentants[5] ou l’activité menée par les commissions de contrôle ad hoc mises sur pied à l’occasion de l’octroi des pouvoirs spéciaux[6].
En réalité, le principal risque d’un passage autant en force qu’en catimini de réformes controversées provient, en Belgique, du secteur privé. Ce dernier pourrait ainsi profiter de la faiblesse d’un gouvernement fédéral minoritaire et exclusivement consacré à la lutte contre la pandémie pour le mettre devant un fait accompli ou le solliciter au nom de l’effort collectif. L’initiative controversée de Proximus en vue de déployer un réseau 5G [7] ou celle d’Electrabel visant à reporter la fermeture des centrales nucléaires[8] sont autant d’exemples de cette stratégie qui, en cas de succès, pourrait in fine poser question au regard des droits à la santé et à un environnement sain consacrés par l’article 23 de notre Constitution.
Deuxièmement et surtout, la gestion de la pandémie du covid-19 et en particulier les mesures de confinement qui, en Belgique, sont d’application depuis le 13 mars 2020 portent inévitablement atteinte à plusieurs de nos droits fondamentaux garantis par la Constitution et de nombreux traités internationaux ratifiés par la Belgique. Dès les premiers jours de la crise, le Conseil d’État avait d’ailleurs, dans son avis relatif à la proposition de loi habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du corona virus Covid-19, averti le Gouvernement : nombre de mesures envisagées sont susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés en vigueur dans l’ordre juridique belge et il s’agit pour le Gouvernement fédéral de soigneusement vérifier, au cas par cas, que ces mesures respecteront bien les conditions permettant de déroger à ces droits et libertés[9]. Près d’un mois plus tard, cette crainte initiale apparait vérifiée : non seulement, il est évident que les mesures de confinement restreignent parfois considérablement nos droits fondamentaux et nos libertés individuelles comme l’ont montré Annemie Schaus et Vincent Letellier dans leur Carnet de crise du 15 avril 2020[10]; en outre, il est loin d’être sûr que ces mesures respectent les conditions générales permettant de restreindre ces droits et libertés. Par exemple, le fait que les interdictions de rassemblement ou de limitations des déplacements aient été adoptées via un arrêté ministériel ne relevant pas de l’exercice des pouvoirs spéciaux[11] et que le libellé même de ces interdits apparaisse particulièrement flou et équivoque[12] rend extrêmement suspect le respect de la condition de légalité qui doit présider à toute limitation aux libertés et qui exige un texte accessible, clair et d’interprétation restrictive. D’autres mesures, moins spectaculaires, qu’évoquent aussi Annemie Schaus et Vincent Lettelier dans leur Carnet de crise précité, ainsi la prolongation de délai de prescription en matière pénale ou divers aménagements de la procédure judiciaire[13], ne semblent pas satisfaire les conditions de proportionnalité et d’égalité qui doivent pareillement s’appliquer en cas d’atteinte aux droits fondamentaux. Elles ont d’ailleurs à juste titre suscité la colère de plusieurs spécialistes de la procédure pénale et de certains acteurs de la justice[14].
Ces entorses massives se déroulent en Belgique en l’absence de cadre juridique clair organisant de telles restrictions inédites dans l’histoire récente du pays. En effet, contrairement à la plupart des États, la Belgique ne connait pas d’état d’urgence et la Constitution en son article 187 est explicite sur ce point : la Charte suprême ne « peut être suspendue en tout ni en partie ». Il n’existe, dans notre ordre juridique, qu’un « état de guerre » ainsi qu’un « état de siège », tous deux prévus par un arrêté-loi du 11 octobre 1916[15] qui envisage le transfert d’une série de pouvoirs des autorités civiles vers les autorités militaires et qui interdit les contacts avec l’ennemi. Il est évident qu’un tel cadre juridique, relativement désuet, est bien entendu inapte à présider à la situation actuelle. En outre et surtout, il n’est manifestement pas à l’ordre du jour que la Belgique exploite la possibilité prévue par la Convention européenne des droits de l’homme de déroger durant un temps aux droits et libertés que ce texte garantit.
En effet, à l’instar de la plupart des traités internationaux consacrant des droits fondamentaux[16], la Convention européenne prévoit un système permettant aux États parties, confrontés à circonstances exceptionnelles, de mettre provisoirement entre parenthèses le respect de la plupart des droits et libertés garantis par ce texte. Les lignes qui suivent seront consacrées à la présentation générale de ce mécanisme et à son usage dans le cadre de la lutte contre la pandémie du covid-19[17]. Un bref exposé des avantages et des inconvénients que présente ce dispositif conclura ce Carnet de crise.
L’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme
Cette disposition prévoit qu’« en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », tout État partie à la Convention peut « prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (…) Convention dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradictions avec les autres obligations du droit international ». Le deuxième paragraphe interdit cependant toute dérogation aux articles 2 (droit à la vie) « sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre », 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants), 4 (interdiction de l’esclavage) et 7 (principes de légalité et de non-rétroactivité du droit pénal) de la Convention[18]. Enfin, le troisième paragraphe fixe la procédure à suivre en pareil cas : il s’agit pour les États parties faisant usage de l’article 15 de tenir informé le Secrétaire général du Conseil de l’Europe des mesures adoptées, de leur justification et de leur durée.
Jusqu’à l’apparition de la crise sanitaire actuelle, neuf États avaient déjà fait usage de la possibilité de dérogation offerte par l’article 15 de la Convention : l’Albanie, l’Arménie, la France, la Géorgie, la Grèce, l’Irlande, le Royaume-Uni, la Turquie et l’Ukraine. Les « dangers publics menaçant la vie de la Nation » alors invoqués renvoyaient à un coup d’État militaire ou à une tentative de putsch avortée (les cas de la Grèce en 1967 ou de la Turquie en 1990 puis en 2016), à une situation de conflit armé (les cas du Royaume-Uni durant les années 1970 ou de l’Ukraine en 2015) ou encore aux nécessités induites par la lutte contre le terrorisme (les cas du Royaume-Uni en 2001 ou de la France en 2015). Attention cependant, les États ne disposent d’aucun blanc-seing dans l’invocation d’un danger public menaçant la Nation et la Cour européenne des droits de l’homme peut vérifier, a posteriori, si les circonstances invoquées par l’État relevaient bien de cette catégorie. Tel fut le cas dans l’affaire dite des colonels grecs où la Commission européenne des droits de l’homme a estimé que le danger invoqué par la junte militaire n’existait pas[19]. Cette vérification sera aussi fonction de la nature et de l’ampleur des mesures adoptées par l’État : ainsi, la Cour a estimé que la menace terroriste présente dans le sud-est turc n’était pas à ce point avérée pour justifier une détention extra-judiciaire de deux semaines[20]. Force est cependant de constater que dans l’immense majorité des cas, et notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste, la Cour accepte les circonstances invoquées par l’État[21] et lui reconnait, de jurisprudence constante, une importante marge d’appréciation sur ce point[22].
Le cas échéant, la Cour vérifiera bien entendu qu’il n’a pas été porté atteinte aux droits dits indérogeables même en cas de circonstances exceptionnelles. L’exécution[23] ou la torture[24] de suspects reste interdite en toute hypothèse. Mais c’est évidemment la proportionnalité des mesures limitant les autres droits garantis par la Convention qui cristallise l’essentiel de la jurisprudence développée sous le visa de l’article 15. Rappelons que cette disposition n’autorise de telles limitations que « dans la stricte mesure où la situation l’exige » ce qui implique de la part de l’État qu’il démontre un lien de nécessité entre lesdites mesures et le danger invoqué et que cette démonstration convainque la Cour. Par exemple, détenir deux journalistes alors que rien n’indique qu’ils aient participé à une quelconque activité criminelle a été jugé disproportionné[25]. De façon générale, l’existence d’un contrôle parlementaire[26] ou judiciaire[27] sur la mise en œuvre de ces mesures sera un élément souvent décisif dans l’appréciation de la Cour. Tel est le cas s’agissant du respect de l’article 5 de la Convention qui fixe les conditions permettant la détention d’une personne et qui constitue la cible privilégiée des mesures adoptées, par exemple, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En outre, cette mise en œuvre ne peut être l’occasion de discriminations injustifiées parmi les personnes voyant leurs libertés restreintes, par exemple entre suspects nationaux et suspects étrangers[28]. Enfin, les conditions procédurales présidant à l’usage de l’article 15 ont pu également faire l’objet d’une vérification de la part de la Cour qui a ainsi estimé problématique l’absence d’un acte formel et public de dérogation[29] ou un délai de trois mois entre l’adoption de mesures dérogatoires et leur notification au Secrétaire général du Conseil de l’Europe[30].
Les usages de l’article 15 de la Convention dans le cadre de la lutte contre la pandémie du covid-19
Ces dernières semaines, ce sont également neuf États qui ont averti le Conseil de l’Europe qu’ils faisaient usage de l’article 15 de la Convention pour faire face à la pandémie, soit autant que durant ces septante dernières années ! Il s’agit, par ordre chronologique, de la Lettonie (16 mars 2020)[31], de la Roumanie (18 mars 2020)[32], de l’Arménie (19 mars 2020)[33], de la République de Moldavie (19 mars 2020)[34], de l’Estonie (20 mars 2020)[35], de la Géorgie (23 mars 2020)[36], de l’Albanie (31 mars 2020)[37], de la Macédoine du Nord (1er avril 2020)[38] et de la Serbie (6 avril 2020)[39].
Si c’est évidemment la première fois dans l’histoire de la Convention européenne des droits de l’homme qu’une crise sanitaire justifie le recours à son article 15, ce qui frappe dans cette liste est le constat qu’elle ne regroupe que des États dont l’adhésion aux principes de la démocratie libérale est récent, sinon forcé, en tout cas fragile. Tout se passe comme si ces États, aux traditions démocratiques moins ancrées selon les standards occidentaux, estimaient devoir encore faire leurs preuves et revêtir les habits des premiers de la classe du Conseil de l’Europe. Le fait qu’aucun d’État fondateur de cette organisation internationale n’ait jugé opportun d’encadrer ses mesures de restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention en recourant à l’article 15 de la Convention suscite quoi qu’il en soit le trouble.
Le contenu des déclarations des États ayant convoqué l’article 15 de la Convention est très largement comparable. Á part la déclaration de la Serbie qui frappe par sa concision et qui ne fournit aucun détail sur les mesures adoptées, leur impact sur les droits garantis par la Convention et leur calendrier – elle se contente de renvoyer vers un site internet du journal officiel serbe –, ces déclarations énumèrent les droits auxquels il est porté atteinte et fournissent, en annexe, les textes normatifs nationaux prévoyant ces limitations. L’énumération la plus maximaliste est celle figurant dans la déclaration de l’Estonie qui annonce porter atteinte aux articles 5 (conditions à la privation de liberté), 6 (droit à un procès équitable), 8 (respect de la vie privée et du domicile), 9 (liberté de pensée et de religion), 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté d’association) de la Convention ainsi qu’aux articles 1er (droit de propriété) et 2 (droit à l’instruction) du premier protocole additionnel à la Convention et à l’article 2 (liberté de circulation) du quatrième protocole additionnel. La liste présentée par la Géorgie est identique à l’exception de l’article 6 de la Convention. L’Albanie entend également déroger à ces droits mais ne mentionne ni l’article 5, ni l’article 6 tandis que la Macédoine du Nord et la Lettonie expurgent encore cette liste de l’article 1er du premier protocole. La Moldavie se montre davantage prudente et ne pointe que l’article 11 de la Convention ainsi que les articles 2 des premier et quatrième protocoles additionnels. Enfin, la Roumanie et l’Arménie n’énumèrent pas les dispositions de la Convention mais la liste des droits auxquels il est dérogé prévue par leurs normes internes correspond globalement aux articles précités ; à noter cependant que le Décret du 16 mars 2020 instaurant l’état d’urgence en Roumanie y ajoute le droit de grève et la liberté économique.
Toutes ces déclarations font état d’un état d’urgence national dont le régime est prévu par des normes constitutionnelles ou légales locales. Elles informent également le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de la durée envisagée pour ces mesures, durée renouvelable : trente jours pour la Macédoine du Nord, la Lettonie, la Roumanie, l’Arménie et la Géorgie, quarante-cinq jours pour l’Estonie et soixante jours pour la Moldavie. L’Albanie ne précise aucune durée mais sa législation interne jointe en annexe prévoit la période couverte par l’état d’urgence ; la Serbie, elle, ne fournit aucune information sur ce point, pas plus qu’un texte de droit interne susceptible de livrer davantage de détails.
L’article 15 de la Convention, ressource opportune ou illusion dangereuse ?
Contrairement à ces États, la Belgique n’a donc pas jugé utile d’invoquer l’article 15 de la Convention et d’avertir le Conseil de l’Europe des atteintes aux droits et libertés inhérentes aux mesures de confinement. En réalité, tout au long de son histoire et depuis que la Convention lui est opposable, la Belgique n’a jamais usé de ce système de dérogation.
L’absence, en droit belge, de tout régime constitutionnel ou légal d’état d’urgence ou d’exception pourrait expliquer cette particularité : il n’y aurait pas lieu de solliciter, en vertu du droit du Conseil de l’Europe, un dispositif que le droit belge lui-même ne connait pas. Ceci étant, cet argument pourrait tout à fait être renversé : a fortiori en l’absence de tout cadre normatif interne aux mesures dérogatoires adoptées en cas de circonstances exceptionnelles, la Belgique devrait à tout le moins mobiliser le seul mécanisme qui est à sa disposition. Mais serait-ce là une initiative opportune ? Les avis divergent, les arguments s’opposent.
Clairement, en recourant à ce dispositif, les États entendent jouer la carte de la transparence et acceptent de se soumettre au contrôle que pourraient exercer les organes du Conseil de l’Europe. Activer la clause prévue à l’article 15 de la Convention constitue un signal d’alarme qui induit inévitablement un surcroit de vigilance de la part de ces organes. Paradoxalement, en affichant ainsi ouvertement la violation de leurs obligations internationales, les États se prémunissent certes contre des recours répétés mais en suggèrent d’autres : ceux qui tenteront de démontrer que les conditions posées par l’article 15 n’ont pas été respectées. Cette disposition nourrit indubitablement un esprit de restitution de comptes qui pourra baliser le bilan qui sera tiré des mesures exceptionnelles rapportées. Enfin, le mécanisme dérogatoire présente assurément une vertu parenthétique : il acte une situation exceptionnelle ; sa solennité accentue en quelque sorte l’anormalité de la période qu’il couvre. Il distingue politiquement le temps ordinaire de la crise qui justifie l’effort collectif ; à l’instar du criminel qui rappelle au peuple l’importance des valeurs qu’il a transgressées, l’article 15 agit en creux tel un phare démocratique qui exalte l’adhésion populaire aux droits et libertés que la Convention garantit en temps normal. N’a-t-on jamais autant vénéré nos libertés que lorsque nous en sommes temporairement privés ?
Mais ces arguments peuvent sans difficulté être retournés contre eux-mêmes. Tout d’abord, d’aucuns doutent de l’effectivité du contrôle que peuvent exercer les organes, méconnus et relativement faibles sur le plan politique, du Conseil de l’Europe. En outre, invoquer le système dérogatoire prévu à l’article 15 de la Convention vise bel et bien à couper l’herbe sous le pied d’une série de recours dès l’instant où son objet consiste à pouvoir faire l’économie du respect des conditions de droit commun permettant de limiter l’effectivité des droits et libertés. La jurisprudence développée par la Cour européenne des droits de l’homme apparait en effet valider une série de mesures qui n’auraient probablement jamais été acceptées si l’article 15 n’avait pas été mobilisé par l’État en cause. Aussi, ce sont les limites de l’article 15 qui sont rappelées : aucune période maximale au régime n’est prévue – récemment et dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ces mesures exceptionnelles ont pu durer plusieurs années – et la liste des droits indérogeables apparait trop courte. Enfin, le risque de slippery slope est palpable, soit cette pente glissante sur laquelle se situeraient des États enclins à banaliser les dérogations aux droits et libertés – la Turquie ou le Royaume-Uni y ont recouru à plusieurs reprises – et à ainsi distiller dans l’opinion publique l’idée selon laquelle un régime trop généreux en matière de droit humains constitue nécessairement un obstacle à une stratégie efficace contre un danger avéré, imminent ou parfois fantasmé. Que resterait-il de nos libertés individuelles et des valeurs qu’elles portent si elles devaient mécaniquement s’effacer dès que la raison d’État semble l’exiger ? C’est précisément dans ces moments dramatiques qu’elles devraient au contraire déployer tout leur potentiel.
Á l’heure où les modalités d’un déconfinement progressif semblent elles-aussi reposer sur une violation massive de nos libertés – ne songeons qu’aux différents systèmes de traçage de la population qui sont actuellement discutés[40] –, la question de recourir ou non au mécanisme dérogatoire prévu par l’article 15 de la Convention se pose avec davantage de pertinence. Il serait quoi qu’il en soit opportun qu’elle suscite, enfin en Belgique, un débat politique approfondi.
Julien Pieret, professeur de droit public à l’ULB
[1] 1. Voy. le site de cette association qui, sous un dossier « coronavirus », recense les cas où elle estime qu’un pays profite de la crise sanitaire pour « bafouer les droits humains ».
[2] Voy. sur les limites qui encadrent l’action d’un gouvernement minoritaire en Belgique, le Carnet de crise #10 du Centre de droit public de Lucien Rigaux.
[3] Voy. sur l’encadrement des pouvoirs spéciaux octroyés à un gouvernement le Carnet de crise #1 du Centre de droit public de Thibault Gaudin.
[4] Voy. sur le contrôle parlementaire en période de confinement le le Carnet de crise #3 du Centre de droit public d’Emmanuel Slautsky.
[5] Ainsi, plus de trente questions ont été adressées au ministre Philippe De Backer par les membres de la Commission de la Santé et de l’Égalité des chances de la Chambre des représentants lors sa séance du 15 avril 2020 ; voy. le compte-rendu de cette réunion en ligne. Le surlendemain, toujours en Commission de la Santé et de l’Égalité des chances, c’est à plus d’une centaine de questions que la ministre Maggie De Block devait répondre ; voy. le compte rendu de cette réunion en ligne.
[6] Voy. le compte-rendu en ligne de la séance du 14 avril 2020 de la Commission chargée du contrôle de la mise en œuvre des lois du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 de la Chambre des représentants. Une commission comparable s’est réunie au Parlement wallon ce jeudi 16 avril 2020 ; voy. les enregistrements de cette séance en ligne. Aussi, le site du le site du Parlement bruxellois nous apprend que le Bureau élargi du Parlement se réunit hebdomadairement pour assurer le suivi des pouvoirs spéciaux octroyés au Gouvernement régional. On s’étonnera cependant que le le Parlement de la Communauté française ait décidé d’ajourner tous ses travaux jusqu’au 19 avril 2020 juste après avoir octroyé, le 17 mars 2020, les pouvoirs spéciaux à son Gouvernement. Ainsi, aucun suivi parlementaire, par exemple, de la gestion de l’enseignement en cette période de crise n’est pour le moment assuré.
[7] Voy. e.a. « La 5G annoncée dans une trentaine de communes : Ottignies-Louvain-la-Neuve et Wavre se disent scandalisées », La Libre Belgique, 1er avril 2020.
[8] Voy. e.a. « ‘Bad timing’ : Sophie Wilmès répond sèchement à la demande d’Electrabel de prolonger le nucléaire », Le Soir, 16 avril 2020.
[9] Conseil d’État, avis de la section de législation n° 67142/AG du 25 mars 2020, §§ 6.1.1 et 6.1.2.
[10] Sur ce sujet, voy. Frédéric Bouhon, Andy Jousten, Xavier Miny et Emmanuel Slautsky, « L’État belge face à la pandémie du Covid-19. Esquisse d’un régime d’exception », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2020/1, n° 2446, spéc. pp. 35-38. Du côté du secteur associatif, ce constat est également posé ; voy. e.a. le dossier « Les droits humains : des instruments essentiels pour faire face à la crise du coronavirus » disponible sur le site de la Ligue des droits humains.
[11] Voy. pour la dernière version en vigueur l’arrêté ministériel du 3 avril 2020 modifiant l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 ; Moniteur belge, 3 avril 2020.
[12] Voy. l’analyse du professeur de l’ULg Nicolas Thirion in François Louis, « PV classés sans suite ? L’arrêté ministériel sur le confinement, un texte qui favorise l’insécurité juridique », RTBF, 15 avril 2020, en ligne.
[13] Voy. l’arrêté royal n° 2 concernant la prorogation des délais de prescription et les autres délais pour ester en justice ainsi que la prorogation des délais de procédure et la procédure écrite devant les cours et tribunaux du 9 avril 2020 et l’arrêté royal n° 3 portant des dispositions diverses relatives à la procédure pénale et à l’exécution des peines et des mesures prévues dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 du 9 avril 2020 ; Moniteur belge, 9 avril 2020.
[14] Voy. e.a. Léa Teper, « Coronavirus et droits de la défense : le diable se cache dans les détails », Le Soir, 13 avril 2020 et le communiqué de presse de l’Association syndicale des magistrats, « Les pouvoirs spéciaux et la justice », 27 mars 2020, en ligne. On notera que s’agissant des droits de la défense, le Conseil d’État a, à l’occasion de son examen de l’arrêté royal n° 3 précité du 9 avril 2020, attiré l’attention du Gouvernement sur leur indispensable respect ; avis de la section de législation n° 67181/1 du 3 avril 2020, §§ 6 et 7.
[15] Arrêté-loi relatif à l’état de guerre et à l’état de siège du 11 octobre 1916 ; Moniteur belge, 15 octobre 1916.
[16] Voy. e.a. l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civil et politiques du 16 décembre 1966, l’article 27 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme ou encore l’article 30 de la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961. On notera cependant que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981 et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 ne prévoient aucun mécanisme dérogatoire.
[17] Les informations ici exposées sont principalement reprises de la Fiche thématique « Dérogation en cas d’État d’urgence » disponible en ligne sur le site de la Cour européenne des droits de l’homme et dont la dernière mise à jour date du mois d’avril 2020. On pourra aussi lire sur ce sujet Rusen Ergec, Les droits de l’homme à l’épreuve des circonstances exceptionnelles. Étude sur l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1987.
[18] On doit rajouter à cette liste le principe non bis in idem en matière pénal consacré par l’article 4 du Protocole additionnel n° 7 à la Convention du 22 novembre 1984. En raison de l’interdiction de déroger à ces droits même en cas de circonstances exceptionnelles, ceux-ci ont pu être qualifiés de « droits intangibles » ou de « droits indérogeables » par la doctrine ; voy. Ludovic Hennebel, « Les droits intangibles », in Emmanuelle Bribosia, Ludovic Hennebel (dir.), Classer les droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 195-218.
[19] Commission européenne des droits de l’homme, rapport Danemark, Norvège, Suède c. Grèce, 5 novembre 1969. On notera que le contentieux construit autour de l’article 15 de la Convention fait régulièrement l’objet de litiges interétatiques d’habitude plutôt rares à Strasbourg ; voy. aussi les affaires Grèce c. Royaume-Uni (rapport de la Commission du 26 septembre 1958), Irlande c. Royaume-Uni (arrêt du 18 janvier 1978) ou Chypre c. Turquie (rapport de la Commission du 4 octobre 1983).
[20] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996.
[21] Voy. not. Cour européenne des droits de l’homme (Grande chambre), arrêt A. c. Royaume-Uni, 19 février 2009. Plus récemment, c’est le danger suscité par la tentative de putsch en Turquie durant l’été 2016 qui a été validé par la Cour ; arrêts Sahin Alpay c. Turquie et Mehmet Hasan Altan c. Turquie, 20 mars 2018.
[22] Voy. not. Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978.
[23] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Mc Cann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995.
[24] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Öcalan c. Turquie (n° 2), 18 mars 2014.
[25] Cour européenne des droits de l’homme, arrêts Sahin Alpay c. Turquie et Mehmet Hasan Altan c. Turquie, 20 mars 2018.
[26] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Lawless c. Irlande (n° 3), 1er juillet 1961.
[27] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993.
[28] Cour européenne des droits de l’homme (Grande chambre), arrêt A. c. Royaume-Uni, 19 février 2009.
[29] Commission européenne des droits de l’homme, rapport Chypre c. Turquie, 4 octobre 1983.
[30] Commission européenne des droits de l’homme, rapport Grèce c. Royaume-Uni, 26 septembre 1958.
[31] Voy. la déclaration du Gouvernement de la Lettonie, disponible en ligne.
[32] Voy. la déclaration du Gouvernement de la Roumanie, disponible en ligne.
[33] Voy. la déclaration du Gouvernement de l’Arménie, disponible en ligne.
[34] Voy. la déclaration du Gouvernement de la Moldavie, disponible en ligne.
[35] Voy. la déclaration du Gouvernement de l’Estonie, disponible en ligne.
[36] Voy. la déclaration du Gouvernement de la Géorgie, disponible en ligne.
[37] Voy. la déclaration du Gouvernement de l’Albanie, disponible en ligne.
[38] Voy. la déclaration du Gouvernement de la Macédoine du Nord, disponible en ligne.
[39] Voy. la déclaration du Gouvernement de la Serbie, disponible en ligne.
[40] Une partie d’un récent et volumineux rapport interdisciplinaire sur les perspectives de déconfinement rédigé par 123 académiques belges est consacrée aux problèmes posés par de tels systèmes ; voy. Yves Moreau, “Digital monitoring for COVID-19 epidemic control: privacy and human rights”, in Collectif, Societal Exit from Lockdown. Contributions of Academic Expertise, 17 avril 2020, spéc. pp. 59-63 ; disponible en ligne. Le débat fait actuellement rage en Belgique comme en témoigne le dossier consacré à ce sujet dans Le Soir du 17 avril 2020. Pour le professeur Benoit Frydman, un traçage généralisé de la population constitue « une ligne rouge à ne pas franchir », La Libre Belgique, 17 avril 2020. Le 18 avril 2020, à l’initiative du député Gilles Vanden Burre, une proposition de résolution signée par plusieurs députés et visant à baliser le recours à une telle technologie était annoncée ; voy. le communiqué du parti ECOLO en ligne. Á l’heure d’écrire ces lignes, ce texte n’était cependant pas encore disponible sur le site de la Chambre des représentants.