Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
Parmi les motifs de désaffection à l’égard de la démocratie, il y a l’idée fort répandue selon laquelle voter ne sert à rien. Ce sont toujours les mêmes qui gouvernent, dit la sagesse populaire, les mêmes types de coalitions rassemblant les mêmes types de partis, sans que l’on voie de différence sensible dans les politiques menées.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les élections législatives qui ont eu lieu en Belgique, le 9 juin, ainsi que les élections européennes du même jour et les scrutins nationaux qui ont précédé ou suivi le 9 juin démentent l’idée d’inanité du vote. Non seulement de nombreux exécutifs ont changé de composition, parfois radicalement, mais en outre les politiques menées ont connu des inflexions majeures. Si l’on excepte le cas de la France, le vote a bien permis de remplacer démocratiquement des dirigeants par d’autres, ce qui est une des fonctions du suffrage universel. Mais il a aussi servi, disent les nouveaux dirigeants, à tenir compte du message de l’électeur et à revoir les politiques suivies dans des domaines tels que la lutte contre le réchauffement climatique et la question des migrations.
C’est ici qu’il faut faire attention. Car ce fameux message de l’électeur est un mythe et, dans certains cas, un argument fallacieux, ce qui impose de rappeler quelques évidences.
En votant, les électeurs ne délivrent aucun message : ils choisissent simplement un candidat ou une liste au détriment des autres ; ils participent, de manière purement arithmétique, à la formation des rapports de force au sein d’un parlement. Non seulement le vote est secret, mais l’assortir d’un message écrit conduit à son annulation : les procédures de vote ne servent pas à savoir ce que les électeurs veulent, mais seulement qui ils choisissent. Tous les discours sur le « sens » ou le « message » de l’élection qui suivent rituellement un scrutin sont des spéculations, plus ou moins informées mais discutables : elles sont d’une autre nature que le vote lui-même.
Bien entendu, nos élus tiennent aussi compte des sondages d’opinion, des mouvements de protestation qui émanent des citoyens, ou encore des contacts informels avec la population. Mais comme ils tirent leur mandat de l’élection, ils surévaluent le soi-disant signal envoyé à cette occasion et tendent à en faire un guide ou un prétexte.
En matière de lutte pour le climat, les sondages d’intention de vote et les protestations de professionnels, comme les agriculteurs, ou de simples citoyens, en colère contre des plans de mobilité par exemple, avaient conduit à réduire la voilure avant même les élections du 9 juin. Au niveau européen en particulier, on n’a pas attendu le scrutin pour atténuer certains dispositifs, mais le recul des Verts le 9 juin, conjugué à la montée de l’extrême droite qui a fait campagne contre « l’écologie punitive », a fortement accentué la tendance. Et cela vaut aussi pour la Belgique, même si l’extrême droite n’y a pas fait de percée.
On attend évidemment des élus qu’ils tiennent compte du choix des électeurs : c’est de cette manière que ces derniers exercent leur souveraineté. Mais le vote n’est qu’un des modes d’expression des citoyens, et rien ne permet d’en déduire qu’ils voulaient avant tout, en matière de climat, qu’on abaisse certains objectifs, qu’on annule ou qu’on reporte la mise en place de dispositifs nécessaires ou que l’on perde le sens de l’urgence. Depuis des années, les sondages d’opinion montrent que l’inquiétude climatique grandit et que la plupart des citoyens attendent des mesures fortes et efficaces. Ils contestent, parfois violemment, les mesures qui leur paraissent absurdes ou inéquitables, ils préféreraient que la lutte pour le climat ne passe pas par des taxes, mais ils sont prêts à faire des efforts intelligemment pensés et justement répartis. Prétendre que les électeurs ont envoyé un signal demandant moins d’ambition est un abus d’interprétation – ou un prétexte, selon le cas.
Il en va de même en matière de migration. Ici aussi, indépendamment des votes émis, une partie de la population a exprimé ses inquiétudes, son incompréhension ou ses difficultés de vie quotidienne face à une société de plus en plus cosmopolite et à des flux migratoires qui tendent à s’accentuer. Et ici aussi, le fameux message de l’électeur est surtout interprété comme une invitation au renoncement.
Il y a d’abord un renoncement à nos principes, quand l’Etat de droit est bafoué dans les faits, comme en matière d’accueil des demandeurs d’asile en Belgique (environ 9.000 condamnations de Fedasil par la justice), ou quand il est mis en cause en tant que norme supérieure, comme en France où le nouveau ministre de l’Intérieur a déclaré qu’il n’était ni intangible ni sacré. Le renoncement aux principes s’observe aussi au niveau européen, avec la tendance à confier la gestion des demandes d’asile à des pays extra-européens peu respectueux des droits de l’homme, ou encore avec la tentation de créer des « hubs de retour », hors UE, pour des migrants déboutés de leur demande d’asile.
Il y a aussi un renoncement à mener des politiques plus difficiles mais plus prometteuses, qui prennent à bras-le-corps la question du vivre-ensemble. Rien ne prouve que les électeurs veulent prioritairement voir les Etats agir sur les entrées et les sorties : les citoyens reconnaissent le bien-fondé du droit d’asile et savent que l’on a besoin de nouveaux immigrés pour occuper des emplois vacants. Réduire le « message » de l’électeur à un appel au contrôle des frontières revient à ignorer les attentes en matière d’insertion, d’accès à l’emploi pour éviter l’économie parallèle, de compréhension et de respect des règles des pays d’accueil : c’est prêter aux citoyens des demandes sommaires que l’on ne peut pas déduire de leur vote.
Si l’on veut vraiment tenir compte des aspirations de la population, il faut les recueillir de manière bien plus fine qu’en maniant des résultats électoraux.
Publié dans le journal Le Soir du 02 novembre 2024.
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