La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.
En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.
Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.
Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.
Télécharger le Cahier de crise #29 : Comment donner du poids aux parlements de citoyens ?
Dans ma chronique du 13 mai, j’ai suggéré de passer par des élections fédérales pour se donner une chance de voir les choix politiques coller davantage aux nouveaux questionnements issus de la crise sanitaire.
On m’a fait remarquer qu’il s’agit là d’une solution insuffisante, voire passéiste, puisqu’elle ne modifie en rien notre cadre démocratique, qui est également en crise profonde. Dans le meilleur des cas, des élections ne changeront qu’une chose : le rapport de force à la Chambre des représentants, et donc les conditions de formation d’un nouveau gouvernement fédéral. Mais le problème majeur subsistera, à savoir que les parlements élus traduisent fort mal la volonté populaire.
De fait, comme je l’ai écrit en décembre dernier, il y a un écart considérable entre ce que veulent les citoyens, dossier par dossier, et les résultats de leurs votes. Tous les sondages montrent, par exemple, un fort désir de verdir notre système de production et de consommation, mais des élections à l’automne pourraient renforcer le Vlaams Belang, qui méprise les enjeux environnementaux. En outre, par-delà la question des rapports de force, des parlements élus restent libres d’ignorer certaines aspirations populaires, de donner, par exemple, la priorité au réalisme économique et budgétaire plutôt qu’aux revendications sociales et environnementales. Sans parler du principal reproche adressé aux partis, à savoir le fait qu’ils privilégient des compromis boiteux, des donnant-donnant qui leur permettent de flatter leur clientèle électorale respective au lieu de défendre l’intérêt commun.
Pourquoi, alors, avoir appelé à des élections plutôt que de passer par la voie, plus prometteuse, d’un parlement de citoyens tirés au sort qui pourrait, lui, exprimer fidèlement les attentes de la population ? Il y a deux grandes réponses à cette question, que je voudrais reprendre ici.
La première est qu’aucune disposition constitutionnelle ne prévoit l’existence, au niveau fédéral, d’un parlement de citoyen tirés au sort, et donc ne permet de lui conférer le moindre pouvoir. On peut certes considérer, quand on est convaincu par cette solution, qu’un tel parlement posséderait une grande légitimité démocratique, et que les options qu’il dégagerait au terme de ses travaux ne pourraient pas être ignorées par les élus. Mais cela revient à postuler que tout le champ politique reconnaît les vertus des parlements de citoyens, ce qui est loin d’être le cas. Koen Geens, vice-Premier ministre CD&V, vient de susciter le dépôt d’une proposition de loi visant, entre autres, à supprimer le jury citoyen en cour d’assises, projet porté par plusieurs formations politiques depuis de nombreuses années : l’imagine-t-on prêt à se soumettre aux desideratas d’une assemblée composée par le sort ?
Aussi longtemps que la loi ne reconnaît pas l’existence d’un parlement de citoyens, et ne dote pas ce dernier du droit de décider en dernier ressort, ce parlement risque de délibérer en pure perte. On avait nourri de grands espoirs, en France, lors de l’installation de la Convention citoyenne pour le climat, assemblée composée de 150 membres tirés au sort et dont les propositions devaient, selon l’engagement pris par Emmanuel Macron, soit être appliquées par le gouvernement, soit être soumises au vote de l’Assemblée nationale, soit donner lieu à des référendums. Mais cette dernière hypothèse a déjà du plomb dans l’aile, car le gouvernement français estime qu’on ne peut pas demander aux citoyens d’adopter des mesures environnementales qui pourraient entraver le redémarrage de l’économie… Revoter à l’automne, en Belgique, ne changerait rien de plus que la composition de la Chambre, mais au moins ce vote aurait-il forcément cet effet, garanti par la Constitution. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
Par ailleurs, précisément parce que la légitimité des parlements de citoyens est loin d’être acquise, il faut veiller à la rendre aussi incontestable que possible. Or, les objections restent nombreuses à leur égard, à commencer par le fait que de tels parlements risquent de ne représenter qu’eux-mêmes, de relayer la vision d’une poignée de citoyens autodésignés.
Formulée ainsi, cette objection est caricaturale, mais il faut lui répondre. C’est d’ailleurs tout le sens du tirage au sort : il sert à éviter les dérives inhérentes au volontariat pur et simple, qui pourrait conduire à la mainmise d’une minorité activiste. Le tirage au sort doit permettre de composer un parlement qui soit le miroir fidèle de la population : il doit conduire, par le jeu non dirigé du hasard, à désigner des membres de toutes les catégories sociales de manière proportionnelle à leur poids réel dans le pays (autant de femmes, de personnes aisées, de diplômés, etc., qu’au sein de la population).
Mais si l’on reconnaît ce principe, il faut l’assumer jusqu’au bout. Or, dans une société aussi complexe que la Belgique, cela suppose qu’une assemblée citoyenne soit de grande taille, seule manière d’assurer la représentation proportionnelle des différentes catégories de la population. Ce n’est pas pour rien que les instituts de sondage utilisent des échantillons d’au moins 1.000 personnes par région pour étudier les intentions de vote et les choix politiques. En outre, un tel procédé exige un consensus, et donc un débat, sur la nature des catégories sociales dont on veut s’assurer la présence au sein du parlement. Ainsi, depuis la mort de George Floyd, on n’imagine pas pouvoir se passer d’une participation des minorités issues de l’immigration. Enfin, la principale difficulté réside dans le fait que moins de 5 % des personnes désignées par le sort acceptent de siéger effectivement dans une assemblée citoyenne, et que le jeu des désistements conduit à une sous-représentation dramatique des couches sociales les plus modestes, celles qui sont déjà absentes des parlements élus.
Un parlement tiré au sort peut mener des débats de qualité, qui ne sont pas pervertis par des jeux politiques. Mais, précisément parce que ses membres ne doivent pas se préoccuper de satisfaire des électeurs, il faut garantir qu’ils seront attentifs aux préoccupations de tous. On peut certes miser sur la dynamique délibérative pour atteindre ce résultat. Mais si l’on veut convaincre les sceptiques, je persiste à penser qu’il faut veiller scrupuleusement à la représentativité de telles assemblées, surtout si elles sont dotées d’un pouvoir de décision.
Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
Paru dans le journal Le Soir, 9 juin 2020