Par Vincent de Coorebyter. A l’approche des élections européennes, les grands médias s’interrogent sur l’attitude à adopter face à la poussée populiste, qui menace de saper le fonctionnement de l’Union. Ils affrontent ainsi une question redoutable, et paradoxale : comment contrer le populisme sans contribuer à le renforcer ?
Il y a belle lurette, en effet, que les médias de qualité ont pris fait et cause contre le populisme, avec un succès tout relatif. On ne compte plus les articles, les éditos et les dossiers qui dénoncent le danger populiste et ses conséquences. En règle générale, le propos suit deux lignes simultanées : démonter la propagande populiste en lui opposant des faits, des statistiques, des contraintes qu’elle ignore superbement ; et dérouler les conséquences du populisme, montrer quelle société invivable il nous prépare, dont les années 30 nous ont donné plus qu’une idée. Leçon de vérité et leçon de morale : des faits face à des délires, des valeurs face à la tentation du Mal.
Cette réaction est nécessaire, mais est-elle efficace ? Personne ne le sait avec assurance, tant en la matière les causes et les conséquences sont multiples et enchevêtrées. On peut observer, en tout cas, que la montée du populisme coïncide avec une perte de crédit des médias dans l’opinion. Cela peut signifier qu’une même cause est à l’œuvre de part et d’autre, qui minerait l’ensemble du système démocratique représentatif : les acteurs politiques traditionnels, d’une part, et les médiateurs traditionnels de l’information, d’autre part. Mais le fait que les médias perdent en crédibilité pendant que le populisme monte en puissance pourrait aussi signifier que l’opposition des grands médias au populisme contribue à leur disqualification dans une partie de la population.
Cette hypothèse revient à dire que le populisme se nourrit de sa contestation, et que les médias se fragilisent à force de le critiquer. Encore une fois, c’est loin d’être prouvé, mais c’est ce que le discours des gilets jaunes suggère, après d’autres péripéties de même ordre. Si cette hypothèse est exacte, le procédé contreproductif serait celui de la diabolisation, du procès en racisme, en simplisme, en irrationalisme.
Face aux dérives populistes, les médias les plus sérieux font d’abord valoir des faits, qui sont présentés comme autant d’arguments définitifs : non, l’immigration n’est pas massive ; non, le nombre d’étrangers n’augmente pas ; non, il n’y a pas de lien entre immigration et insécurité ; non, l’islam n’est pas l’islamisme ; non, les frontières de l’Europe ne sont pas une passoire ; non, le machisme n’est pas lié à l’origine ethnique ; non, il n’est pas possible de renvoyer les délinquants dans leur pays d’origine ; non, on ne peut pas baisser les impôts tout en augmentant le montant des allocations sociales ; non, le protectionnisme ne sauvera pas nos emplois et nos entreprises, au contraire…
Un autre registre s’ajoute à celui des faits, c’est celui des valeurs et des paris, qui achève de clore la discussion : le vivre-ensemble est possible ; la diversité est une richesse ; la grande majorité des musulmans pratique un islam modéré ; la solution à nos problèmes passe par l’Europe ; nous avons besoin de la main-d’œuvre étrangère ; il n’y a pas d’alternative à la construction européenne ; la mondialisation est une chance ; la démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres…
Pris isolément, chacun de ces propos est vrai, ou devrait l’être. Mais l’ensemble constitue un discours massif, convergent, répétitif, qui est également celui du monde économique, politique et intellectuel, et qui a buté sur ses limites lors de l’élection de Donald Trump : la dénonciation du personnage, qui était plus que légitime, a renforcé sa thèse selon laquelle les élites s’entendent entre elles pour mépriser la sensibilité du peuple. Les médias, qui continuent à se rêver en quatrième pouvoir, celui qui fait turbuler le système, en deviennent ainsi l’incarnation aux yeux d’une partie de l’opinion. A force de défendre des idées saines et qui sont dans l’air du temps libéral, ils prennent la figure d’une corporation monolithique et bien-pensante, fermée à la contradiction, animée par un mépris de classe, ignorante de la réalité. Les journalistes souffrent d’un manque de pluralisme : ils donnent le sentiment d’être tous ouverts, branchés, curieux, technophiles, cosmopolites, féministes, tolérants, antiracistes, multiculturalistes, urbains, écologistes, pro-européens…
C’est une des raisons pour lesquelles les journalistes sont au plus bas dans les indices de confiance, et victimes d’agressions physiques. Alors que l’on admet que les politiques pratiquent la langue de bois, puisqu’ils doivent se faire élire, on ne pardonne rien aux médias, qui prétendent dire la vérité. La moindre dissonance entre leur discours et les certitudes acquises se retourne contre eux, surtout lorsque ce discours paraît sûr de soi.
Les journalistes sont ainsi pris au piège, victimes d’une image qu’ils entretiennent malgré eux. Quand ils opposent une statistique à un vécu, ils donnent l’impression d’être du côté des « sachants », de disqualifier les souffrances qui s’expriment. Quand ils opposent une règle constitutionnelle à une proposition iconoclaste, ils donnent l’impression de défendre l’ordre établi. Quand ils invoquent le réalisme économique ou les effets bénéfiques de la mondialisation, ils donnent l’impression d’être du côté des patrons. Quand ils disent que les solutions efficaces ne peuvent être qu’européennes, ils donnent l’impression de renoncer à agir ici et maintenant. Quand ils critiquent des utopies irréalistes, ils donnent l’impression de se satisfaire du système existant.
Face au populisme, les appels à la raison et à la nuance apparaissent comme un refus d’entendre, un déni de démocratie. En faisant la leçon au populisme, c’est au peuple que les médias semblent s’attaquer. Au point où nous en sommes, le problème ne réside plus dans la qualité des arguments employés ou dans l’efficacité de la pédagogie, dans ce qui est dit ou dans la manière de le dire : le problème réside dans le fait que les médias sont suspects a priori. Il y a ici une règle sociologique implacable : une vérité n’est pas entendue parce qu’elle est vraie, mais parce que nous faisons confiance à celui qui l’énonce. Ce sont les conditions de cette confiance qu’il faut rétablir, si les médias veulent contrer le populisme.
Publié dans « Le Soir » le 20 mars 2019.