A présent que l’angoisse de voir Trump réélu est derrière nous, le risque est d’oublier qu’il aurait pu gagner et de sous-estimer, du coup, la part de folie du système démocratique. Car la démocratie est un pari improbable.
Plus de 73 millions d’Américains ont voté pour Donald Trump, soit 10 millions de plus qu’en 2016. Leurs motivations font souvent froid dans le dos – du racisme au sexisme en passant par le refus de toute politique environnementale –, et leur vote traduit un déni devant la perversion et le danger que le personnage incarne. Cela redonne du poids aux arguments invoqués au 19e siècle contre le suffrage universel.
Malgré toutes les mises en garde des médias et des intellectuels, malgré les 230.000 morts du Covid au moment de l’élection, malgré le spectacle affligeant offert par Trump tout au long de son mandat, des masses d’électeurs, chauffés à blanc par leurs réseaux sociaux, par des chaînes de télévision douteuses et par des officines conspirationnistes, ont voté pour le plus grand auteur de fake news au monde, comme si aucun argument ne les avait atteints. Même si Biden a finalement été élu, cela montre qu’un des paris originels de la démocratie est compromis : celui de forger un peuple capable de voter parce que capable de s’informer et de réfléchir, capable de poser un choix éclairé.
Accorder un droit (quasiment) universel d’éligibilité est un pari audacieux, qui a permis à un Trump ou à un Bolsonaro de diriger des centaines de millions de personnes en dépit du sens commun. Le risque de porter un psychopathe ou un fanatique au pouvoir était censé être conjuré grâce au suffrage universel, grâce à la prudence dont tous les citoyens ont intérêt à faire preuve au moment de se choisir un maître. De fait, dans la seconde moitié du 20e siècle, cette prudence a été au rendez-vous, globalement, en raison de la hausse du niveau d’instruction et du développement de nouveaux moyens d’information. Mais aujourd’hui, nous voyons la démocratie à nouveau menacée de sombrer dans les eaux boueuses des passions tristes.
Il y a donc lieu de réfléchir, encore et toujours, sur cet acte étrange qu’est le vote, qui aurait fait ressortir ses facettes les plus inquiétantes si Trump avait été réélu. Car avec le vote, le ver est dans le fruit : sa principale qualité est aussi son principal défaut. Il permet – et c’est une formidable innovation, dans des sociétés de grande taille – que le peuple choisisse ses dirigeants, qu’il donne à ses préférences politiques des effets de droit, plutôt qu’être réduit à rêver, à discuter au café du commerce ou à protester. Lorsqu’il vote, le peuple se donne des représentants qui sont censés agir dans le sens de sa volonté : c’est passer de l’aspiration à l’action. Mais lorsque l’élection donne les clés du pouvoir à un leader populiste, la volonté collective est réduite à l’impuissance : la caractéristique première de ces dirigeants, plus encore que d’autres, est d’ignorer les interpellations et la contradiction, comme l’a fait Trump tout au long de son mandat.
Cette manière de figer la démocratie est légale, car un des principes de l’élection est d’arrêter le mouvement. Elle advient au terme d’un long processus, d’une campagne et de débats médiatiques ou électroniques pendant lesquels les citoyens s’interrogent, s’informent, se forgent une opinion, prêtent l’oreille aux candidats dont la parole retient leur attention, affûtent et font converger leurs aspirations en les associant aux personnes de leur choix, puis agissent enfin le jour du scrutin. Le vote est l’activité souveraine d’une volonté politique collective, il la constitue autant qu’il en émane. Mais au lendemain du scrutin, ce mouvement s’arrête, se fige. Le peuple perd son pouvoir aussitôt après en avoir fait usage, car si ce sont bien les électeurs qui votent, ce sont les élus qui décident. C’est ce qu’ont appris à leurs dépens les Américains qui ont regretté, après coup, d’avoir voté pour Donald Trump en 2016, et c’est ce que nous aurions redécouvert si Trump avait été réélu. Une fois que le peuple a parlé, il est trop tard : légalement, le débat est clos, les électeurs ne peuvent pas reprendre leur mise avant le prochain scrutin. Nous le savons, mais cela reste vertigineux.
En mettant une semaine avant d’accoucher de leur verdict, les élections américaines nous ont aussi rappelé à quel point ces prises de risque inhérentes à la démocratie élective sont accrues dans un régime présidentiel, lorsque tant de pouvoirs sont concentrés en une seule main, lorsque tant d’enjeux dépendent d’un seul scrutin. On peut se rassurer en invoquant le rôle des contre-pouvoirs, mais nous savons comment certains leaders populistes les malmènent ou leur coupent les jambes. Cela ne les rend pas inutiles, bien au contraire. Mais la démocratie ne peut pas seulement compter sur le jeu des institutions : il lui faut surtout une culture partagée, qui discrédite par avance les excès d’autorité commis au nom de la légitimité acquise par l’élection.
Il y a, ici, une inconfortable ligne de crête. Il faut donner tout son impact juridique à l’acte électoral, car c’est le moyen le plus simple de donner au peuple un pouvoir politique. Il faut permettre aux élus de décider parce qu’ils ont été élus : le vote ne servirait à rien s’il n’avait pas cet effet, si la volonté populaire ne pouvait pas se traduire en actes grâce à lui. Mais il faut se rappeler aussi, en permanence, que lors des nombreux moments où les citoyens protestent, revendiquent, descendent dans la rue, ils s’expriment de manière légale et, par comparaison avec leur bulletin de vote, de manière plus parlante, plus concrète, plus engagée, plus circonstanciée. Certes, on ne peut demander aux élus d’obéir à des fractions de peuple autoproclamées. Mais si Trump avait été réélu, nous l’aurions vu mater de multiples mouvements de protestation à coup de matraque, et commettre un gigantesque déni de démocratie au nom de son résultat électoral.
Il n’y a rien de pire que de fétichiser le vote, que d’attribuer une légitimité à chaque décision des élus. La démocratie est un mouvement, une dynamique d’émergence de volontés populaires complexes, enchevêtrées, instables, parfois contradictoires, mais qui doivent toutes être entendues. Notre culture démocratique devrait être telle qu’aucun élu n’ose faire ce que Trump s’est permis : traiter des blocs entiers de citoyens en ennemis, comme si le peuple se réduisait à ses partisans.
Paru dans le journal Le Soir du 18 novembre 2020 par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB