Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
On se croirait en Belgique : après les dernières élections législatives, il aura fallu presque deux mois pour qu’Emmanuel Macron nomme un Premier ministre. Il est largement responsable de ce délai sans précédent, mais cette crise mérite une analyse plus générale.
Le point de départ de la crise réside dans le fait qu’à l’issue de ce scrutin de type majoritaire, les résultats sont typiques d’un scrutin proportionnel. Non seulement aucun parti ne détient la majorité absolue, mais même les alliances des partis de gauche, du centre ou de l’extrême droite en sont encore très éloignées, avec de 190 à 140 sièges environ selon les cas, alors que la majorité absolue est de 289 députés.
On résume souvent cela, en France, en soulignant qu’il y a désormais trois blocs d’importance plus ou moins égale, mais il faut y ajouter une quatrième force, Les Républicains, dont la puissance est faible à l’Assemblée nationale (moins de 10 % des sièges) mais qui possède une majorité relative au Sénat. De ce fait, la droite dite de gouvernement estime pouvoir peser bien au-delà de ce qu’indique son nombre de députés, et on l’a bien vu avec l’attitude affichée par le parti au cours du processus de désignation d’un Premier ministre.
Quand les grandes tendances se neutralisent, cela devrait conduire deux ou trois d’entre elles à s’unir pour former un gouvernement de coalition qui serait majoritaire. Mais l’idée même de coalition gouvernementale se heurte à l’Histoire, en France.
Depuis l’avènement de la Ve République, en 1958, jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, le jeu des alliances entre partis de droite et entre partis de gauche au second tour des élections législatives a toujours fait émerger une majorité cohérente, à laquelle il manquait parfois quelques sièges (ce fut le cas de la gauche en 1988), mais sans que rien ne démente la logique du scrutin majoritaire, qui doit déboucher sur un gouvernement quasi homogène. Cette logique aurait pu se rompre avec l’élection d’Emmanuel Macron, champion autoproclamé du « en même temps », mais lui aussi a bénéficié d’un élan majoritaire aux élections législatives de 2017, après sa première victoire à la présidentielle, et son camp a presque réédité l’exploit en 2022, manquant la majorité absolue de peu. Quant au scrutin surprise de 2024, il a encore été appréhendé sous l’angle d’une possible majorité absolue, celle qui semblait promise au RN – et, de fait, le RN serait aujourd’hui au pouvoir si on avait transcrit les résultats du premier tour en sièges, les candidats du RN étant arrivés en tête dans la majorité des circonscriptions.
Un imaginaire plus ancien que la Ve République
La parenthèse de la proportionnelle imposée par François Mitterrand en 1986 a été rapidement refermée : alors que trois quarts des Français sont favorables à ce mode de scrutin, l’Histoire pousse le monde politique français à penser en termes de blocs majoritaires. Et cela s’inscrit dans un imaginaire plus ancien que la Ve République : celui de la volonté générale selon Rousseau, qui s’opposait aux intérêts catégoriels dont les partis se font l’expression, et, plus anciennement encore, celui de l’Ancien Régime, dont la devise était « une foi, une loi, un roi », c’est-à-dire un rêve d’unité étouffant la diversité. L’élection du président de la République au suffrage universel voulue par de Gaulle s’inscrit dans la même tradition, comme si une personne pouvait incarner la volonté de la Nation à elle seule. En France, tout concourt à penser la politique comme l’affrontement d’un bloc ou d’un individu contre un autre, avec un vainqueur qui rafle la mise et gouverne sans partage, les compromis étant assimilés à des compromissions.
Par-delà les erreurs d’Emmanuel Macron, c’est d’abord le manque de culture du pluralisme qui a conduit à la crise actuelle. Rien n’empêchait les partis, à l’issue du scrutin, de négocier entre eux et de dessiner les contours d’une coalition qui aurait pu proposer un nom pour le poste de Premier ministre : le président aurait dû s’y plier. Mais un tel scénario suppose d’admettre, pour chaque élu, que les autres sont aussi légitimes que lui car eux aussi ont été élus : cela suppose de ne pas se prendre pour l’incarnation du Bien luttant contre le Mal, ce à quoi encourage le scrutin majoritaire. Quand Laurent Wauquiez, chef de file des Républicains, dénonce l’idée de coalition car elle implique de faire travailler ensemble des gens qui n’ont pas les mêmes idées, ou quand François Bayrou déclare que c’est une faute de négocier un gouvernement avec les partis politiques comme l’a fait Emmanuel Macron ces dernières semaines, ils s’inscrivent dans une tradition qui est dépassée par les faits.
Ecrire ceci ne signifie pas que le scrutin majoritaire n’a que des défauts : le système français à deux tours a démontré sa souplesse en débouchant sur une Assemblée nationale représentative de l’étonnant émiettement politique français (onze groupes, souvent eux-mêmes composites, reconnus à l’Assemblée, sans parler des députés indépendants : la fragmentation politique est bien plus faible en Flandre et en Wallonie). Mais le maintien du scrutin majoritaire perpétue l’imaginaire qui l’accompagne et conduit la France à travailler à l’envers. A juste titre, le Nouveau Front populaire a reproché à Emmanuel Macron de ne pas vouloir nommer sa candidate, Lucie Castets, à Matignon. Mais il n’a pas négocié avec le centre pour former une coalition majoritaire, ce qui aurait empêché la nomination d’un Premier ministre de droite dont la survie dépendra du bon vouloir du RN.
La France a au moins deux raisons d’instaurer le scrutin proportionnel. Pas pour qu’il débouche sur une composition très différente de l’Assemblée nationale, mais pour qu’il écarte la menace d’une majorité absolue en faveur du RN et, surtout, pour forcer les esprits à changer de logiciel puisque le scrutin majoritaire n’est plus adapté au paysage politique. Français, encore un effort pour devenir belges ?
Publié dans le journal Le Soir du 07 septembre 2024