La laïcité à la française

par Vincent de Coorebyter**

Décidément, le débat sur une éventuelle inscription du principe de laïcité dans la Constitution ne prend guère de hauteur, à en juger par ce qui en transparaît dans les colonnes du Soir. Et il reste tributaire de la référence française, ce qui ne contribue pas à le clarifier.

Samedi dernier, Wouter Beke, le président du CD&V, réduisait les propositions d’inscrire la neutralité ou la laïcité de l’Etat dans la Constitution à « la laïcité à la française ». Et ce mardi, Olivier Roy, islamologue réputé, distinguait entre une bonne et une mauvaise laïcité française, celle de la loi de 1905 et celle de Manuel Valls, avant de conclure que si la Belgique adoptait la laïcité à la française, elle se dirigerait « vers des tensions considérables dans la société ». Comme si la vraie laïcité française était sa mauvaise version, celle de Valls, celle qui « expulse le religieux de l’espace public », celle « qui s’apparente à un athéisme d’Etat ». Nous voilà prévenus…

Détail piquant : lorsqu’on lit la proposition de révision constitutionnelle qui a déclenché le débat, celle déposée par Olivier Maingain en 2012, on constate que son plaidoyer pour la laïcité est fondé, non sur des références républicaines, mais sur le libéralisme anglo-saxon, en particulier John Rawls, et sur des penseurs français atypiques qui font l’apologie du pluralisme. De même, après un aperçu historique qui rappelle combien l’antagonisme entre l’Eglise et l’Etat a marqué la France, Olivier Maingain interprète la laïcité française comme le triomphe d’un « principe libéral » qui garantit « les libertés individuelles et collectives » et « l’acceptation des différences ». On peut discuter, par ailleurs, de l’opportunité d’inscrire la laïcité dans la Constitution et des problèmes que cela pose, mais il n’est pas nécessaire de verser dans la caricature.

Cela étant, l’attaque d’Olivier Roy contre un certain discours laïque français n’est pas dénuée de fondement. Il y a effectivement une face discutable de l’idéologie laïque française, celle qui consiste à vouloir reléguer le religieux dans la sphère privée, comme s’il s’agissait là d’une conséquence naturelle de la laïcité de l’Etat. A partir d’un tel raisonnement, il est possible, comme le fait Manuel Valls, de donner des coups de menton républicains et d’appeler les musulmans à plus de discrétion dans l’affichage public de leur croyance. Et il devient également possible, comme le montre la rhétorique du FN depuis quelques années, de récupérer cette soi-disant doctrine laïque au profit d’un combat identitaire d’extrême droite, en sommant les musulmans de s’assimiler, de se rendre invisibles, sous peine d’être dénoncés comme antifrançais.

Ces dérives dans l’interprétation de la laïcité existent donc bel et bien. Mais la seconde, celle que l’on doit à l’extrême droite, n’est qu’une manœuvre qui n’enlève rien au vieux fond catholique réactionnaire inscrit dans les gènes du FN, comme le montre Robert Ménard lorsqu’il organise une messe en ouverture de la Féria de Béziers, commune dont il est devenu le maire après s’être rallié à Marine Le Pen. La laïcité du FN est aussi sincère que ses appels à la justice sociale.

L’autre dérive du discours sur la laïcité, en France, doit être prise davantage au sérieux car elle est beaucoup plus répandue. De nombreux Français, y compris dans le monde politique et intellectuel, croient sincèrement que la laïcité impose aux citoyens de cantonner leur foi dans le secret de leur domicile.

Il s’agit là d’une conséquence du long combat mené par les républicains contre le cléricalisme catholique. Non pas que le combat républicain ait été d’emblée anticlérical : la plupart des républicains, au 19e siècle, étaient croyants et ne cherchaient nullement à éradiquer la religion mais bien à concilier le christianisme avec les idées nouvelles de liberté et d’égalité. Nombre d’entre eux en ont témoigné, leur anticléricalisme est dû aux circonstances de leur combat politique. Constatant que la hiérarchie de l’Eglise se rangeait du côté de l’Ancien Régime et n’admettait pas les libertés modernes, les républicains, initialement désireux d’une synthèse avec le christianisme, sont devenus anticléricaux. Non pas athées ou antireligieux, mais hostiles à l’influence de l’Eglise dans le domaine politique. Et c’est par peur de voir cette influence perdurer — influence que désigne le terme de cléricalisme —, c’est pour dresser une frontière étanche entre le politique et le religieux, qu’ils en sont venus à rêver de reléguer les croyances dans la sphère privée.

Si elle devait avoir une telle portée, l’inscription de la laïcité dans la Constitution belge susciterait effectivement des tensions considérables, comme le disait Olivier Roy. Mais le risque d’en arriver là est inexistant, pour la raison très simple que la laïcité de l’Etat, en France, n’implique pas le moins du monde de cantonner la foi dans l’intimité, bien au contraire. Tous les spécialistes de la laïcité, et toutes les juridictions françaises jusqu’au plus haut niveau, sont d’accord pour dire que la laïcité exclut le religieux de la sphère de l’Etat, du fonctionnement des pouvoirs publics, mais ne le cantonne pas à la sphère privée. Il existe en effet une troisième sphère à côté de celles-ci, à savoir l’espace social, partagé (la rue, les médias, les associations, le débat politique, les réseaux sociaux, tous les canaux d’expression…), dans lequel toutes les opinions, y compris religieuses, ont libre cours en vertu du principe de laïcité qui, comme le dit l’article 1er de la Constitution française, « respecte toutes les croyances ». De nombreuses décisions de justice ont confirmé cet état de fait, au grand dam des militants laïques qui n’ont pas compris le sens de la notion qu’ils défendent. Mais le fait qu’il subsiste, dans l’inconscient collectif républicain, une équivoque sur les conséquences de la laïcité ne doit pas colorer le débat politique et juridique en Belgique.

On me répondra sans doute que les lois françaises interdisant le port du voile intégral ou le port de signes religieux ostensibles à l’école publique témoignent de la rigidité de la laïcité à la française. Mais la Belgique, dont l’Etat n’est pas laïque, a également interdit le niqab et la burqa, et est loin d’admettre le port du voile dans toutes ses écoles publiques. Serions-nous déjà sous la coupe de la laïcité à la française, ou faut-il d’abord revoir l’idée que nous nous en faisons ?

** Billet paru dans Le Soir du 16 janvier 2016.

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