La laïcité française est mal vue par ceux qui défendent le droit au port du voile en toutes circonstances ou presque. On lui reproche d’exclure et de discriminer, par ses lois imposant une neutralité d’apparence aux fonctionnaires ou aux élèves de l’école publique. Et, de plus en plus, on la discrédite en bloc ou sans discussion, en la présentant comme une spécificité hexagonale qui constituerait, en Belgique, un produit d’importation dont l’effet serait de polluer le débat sur la neutralité.
Ce mépris est étrange, car le principe majeur de la laïcité française est la liberté de conscience, qui ouvre la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat et qui était déjà affirmée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. En France, cette liberté est absolue et elle possède des effets concrets : elle interdit à l’Etat d’influer sur les convictions de ses citoyens, ou de les discriminer en raison de ces convictions. A ce titre, personne ne peut tenir compte de la religion des fonctionnaires lors de leur recrutement ou dans le déroulement de leur carrière, ce qui a conduit à avaliser l’élection d’un ministre du culte à la présidence d’une université publique.
On doutera peut-être que ce principe profite aux cultes minoritaires. Mais la deuxième règle fondamentale de la laïcité française est la stricte égalité entre les citoyens, qui est établie par l’article 1er de la Constitution : précisément parce qu’elle est laïque, la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Cette égalité formelle devant la loi est un héritage de la Révolution française, qui l’a proclamée au bénéfice du culte le plus réprouvé de l’époque, le judaïsme. Comme l’affirmait Clermont-Tonnerre en 1789, dans un célèbre discours « contre la discrimination à l’égard des bourreaux, des comédiens, des protestants et des juifs », l’égalité formelle interdit d’accorder des droits différenciés au juifs en tant que groupe, mais elle impose de leur « accorder tout […] comme individus », à l’instar de n’importe quels autres citoyens. Ainsi, en 2013, un membre des Témoins de Jéhovah, culte parfois assimilé à une secte, a obtenu les services d’un aumônier de son obédience en prison, le fait que ce culte soit extrêmement minoritaire ne pouvant justifier une rupture d’égalité par rapport à d’autres confessions.
Certains pensent cependant que cette égalité n’est que de façade, la laïcité française reléguant la religion dans la sphère privée et favorisant ainsi l’athéisme au détriment des confessions qui aspirent à une visibilité dans l’espace public. Mais cette lecture de la loi de 1905 est une légende.
Depuis Napoléon, quatre cultes étaient reconnus, salariés et contrôlés par l’Etat, et avaient ainsi un statut de service public. En séparant les Eglises de l’Etat, la loi de 1905 a renvoyé tous les cultes à un statut privé et a imposé à l’Etat une stricte neutralité en matière convictionnelle : c’est en ce sens que l’on parle parfois de « relégation » de la religion dans la sphère privée. Mais le terme est impropre, car il donne à penser que les convictions doivent se cacher dans l’espace public alors que c’est tout le contraire. Les citoyens peuvent afficher leurs convictions dans tous les espaces partagés, y compris aux guichets des administrations. On a admis dès 1905 le port de la soutane en rue, et les juridictions françaises ont toujours confirmé la liberté de porter le voile à l’université, d’adopter le burkini à la plage ou d’arborer un emblème religieux sur une affiche électorale, pour prendre des exemples qui ont récemment défrayé la chronique. La relégation du religieux dans l’espace privé est une fable, entretenue aussi bien par des laïques exaltés qui ne connaissent pas la loi que par la droite assimilationniste qui, de François Baroin à Marine Le Pen, tente de tordre la laïcité pour mettre fin à la visibilité de l’islam. Sur ce point comme sur d’autres, il importe de ne pas confondre la laïcité française avec le discours français sur la laïcité.
Ces rappels montrent que la laïcité française est éminemment inclusive. Son rabattement sur la neutralité exclusive découle d’une focalisation du débat sur trois points seulement, et dont les rapports avec le principe de laïcité sont variables.
L’interdiction du port de signes religieux par les fonctionnaires découle de la laïcité : depuis 1905, l’Etat est neutre, et cette neutralité s’étend à l’apparence des fonctionnaires comme à celle des bâtiments des services publics, qui incarnent l’Etat. Cette règle mérite d’être débattue en raison de ses effets indirects en matière d’accès à l’emploi, mais il faut se rappeler qu’elle vise à protéger les usagers du service public de tout risque d’atteinte à leur propre liberté de conscience.
Quant à elle, la loi de 2010 qui interdit le port du voile intégral dans l’espace public ne repose pas sur la laïcité, dont le Conseil d’Etat français ne cesse de dire qu’elle ne permet pas de contraindre les citoyens à être neutres. La laïcité sert au contraire à protéger leurs convictions et la manifestation publique de ces convictions, à l’inverse des dispositions de cette loi voulue par Nicolas Sarkozy et que la gauche française n’a pratiquement pas soutenue.
Enfin, la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école publique se rattache à une dimension bien précise de la laïcité. Il faut d’abord souligner que c’est une loi de rupture : la laïcité est cette fois invoquée pour restreindre la liberté de manifester sa religion, au lieu de la garantir comme elle le fait par ailleurs. En fait, la loi repose sur les préoccupations mises en avant par le Conseil d’Etat dans son avis de 1989 sur le foulard islamique, qui admettait une restriction de liberté si le port de certains signes constituait, entre autres, « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». On peut discuter de cette logique consistant, par exception, à restreindre la liberté des uns pour protéger celle des autres, et on peut s’interroger sur le recours à la loi pour réguler des relations interpersonnelles, en l’occurrence celles qui se développent entre des élèves mineurs d’âge. Mais en faire un symbole d’une laïcité excluante revient à juger la règle de la laïcité à partir d’une de ses exceptions, en oubliant ses principes fondamentaux.
Par Vincent de Coorebyter publié par le journal Le Soir le 30 juin 2021.