Au départ, je voulais appeler cette chronique « La démocratie malade des élections », au vu des désordres qui caractérisent la politique belge ces derniers temps. Le gouvernement bruxellois est toujours en crise à cause du dossier de la friche Josaphat, dans lequel s’affrontent la priorité accordée par le PS à la construction de logements et celle d’Ecolo à la biodiversité. Le gouvernement flamand a failli tomber à cause du plan azote, refusé par le CD&V en raison de ses conséquences pour les agriculteurs. Et l’exécutif de la Communauté française s’écharpe à propos de la création d’un master en médecine dans le Hainaut, au point que le président du PS a évoqué la possibilité de recourir à une majorité alternative, ce qui provoquerait des conséquences en chaîne.
On le sait, en démocratie représentative, la grande vertu des élections est de rendre au peuple une partie de la souveraineté qu’il a perdue en acceptant de laisser les élus décider à sa place. Une fois installés, nos dirigeants sont libres de ne pas tenir leurs engagements et même d’aller à l’encontre des volontés populaires, mais la perspective du prochain scrutin les pousse à la prudence et les contraint à répondre aux attentes de la société. C’est ainsi que s’équilibrent l’indépendance des élus à l’égard de leurs électeurs, nécessaire pour prendre des décisions courageuses, et la prise en compte des exigences et des difficultés de la population.
De toute évidence, en Belgique, cet équilibre se meurt. La hantise du prochain scrutin domine la vie politique, plombe la capacité à assumer des compromis et favorise les surenchères. Depuis une vingtaine d’années, les électeurs sont devenus imprévisibles : la plupart des partis ont vu leur assise fondre au fil du temps ou ont connu des défaites cinglantes. Plus d’un an avant l’échéance, les élections de 2024, qui concerneront tous les niveaux de pouvoir, encouragent chaque parti à coller aux attentes de son électorat : le sauvetage du monde agricole pour le CD&V, qui plonge sous les 10 % dans les sondages ; la construction de logements pour le PS à Bruxelles, qui a besoin d’un bilan pour rester en tête dans la région ; la défense de l’environnement pour Ecolo, après avoir dû accepter une relance du nucléaire ; l’orthodoxie budgétaire pour le MR, qui veut polariser le paysage politique autour de la dépense publique et de la fiscalité ; les intérêts du Hainaut pour Paul Magnette et Jean-Marc Nollet, qui affronteront Georges-Louis Bouchez à la Chambre dans cette province en 2024… Et j’aurais pu emprunter des exemples à la vie politique fédérale, qui est désormais à ce point tendue que l’on présente l’obtention d’un accord sur la question de l’asile comme un événement, presque comme un miracle.
On me rappellera peut-être ce par quoi je commençais, à savoir que la perspective du prochain scrutin sert précisément à contraindre les majorités en place à anticiper les attentes de l’électorat : c’est une règle de base, en démocratie représentative. Mais de quelles attentes parle-t-on, aujourd’hui ?
Dans certains cas, il s’agit de la pression de lobbys, comme le Boerenbond dans le dossier de l’azote, ce qui fait primer des intérêts catégoriels : la Flandre a restreint ses ambitions écologiques et va dépenser 3,6 milliards d’euros pour indemniser ses agriculteurs. De même, depuis qu’il a décidé de se représenter à l’élection présidentielle, Joe Biden a fait volte-face à propos des forages pétroliers en Alaska pour glaner les voix centristes dont il estime avoir besoin en 2024, et ce, au prix d’un désastre environnemental (Le Soir du 17 mars).
Dans d’autres cas, il s’agit d’anticiper l’attente supposée des électeurs, ce qui peut conduire à des choix démagogiques. Parce que les sondages montrent que les citoyens sont hostiles à l’immigration, toute politique dans ce domaine doit présenter un volet restrictif et répressif, même quand des motifs économiques ou humanitaires exigeraient de prendre plutôt des mesures d’ouverture.
Qu’il s’agisse d’écouter les lobbys ou de réduire la volonté du peuple à des réponses données lors de sondages, ce sont les positions les plus dures, les plus unilatérales, qui sont prises en compte. Cela conduit les partis à l’affrontement, complique l’adoption de compromis et caricature l’idée de souveraineté populaire. Car les élus ne sont pas censés coller à des intérêts catégoriels ou à des opinions exprimées sans réflexion préalable. Leur indépendance à l’égard de leurs électeurs doit précisément leur permettre de se hisser au-delà de ces exigences brutes, afin d’exprimer ce que le peuple voudrait lui-même après délibération et non pas avant. Mais la peur du prochain scrutin incite au contraire à privilégier les aspirations les plus simples, les plus immédiates.
Il y a là de quoi désespérer des élections, qui tendent désormais à pervertir la démocratie au lieu de l’accomplir. Sauf que le spectacle donné par la France rappelle à quel point elles sont indispensables. Chez nos voisins, il faut déplorer, non pas l’obsession des élus pour le scrutin à venir, mais un déséquilibre en sens inverse de la tendance belge : la dérive du pouvoir quand il n’a pas à redouter de sanction électorale, ce qui est le cas du président Macron, qui ne peut pas se représenter en 2027.
Certes, au contact de leur circonscription, des députés de droite (LR) ont refusé d’approuver la réforme des retraites, pourtant amendée à la demande de leur parti sur des points importants et proche de celle que LR avait adoptée année après année au Sénat. Mais la France montre surtout qu’un président qui ne peut pas être réélu décide en roue libre, souverainement, et peut perdre tout contact avec le pays, qui rejette aujourd’hui massivement un projet mal conçu et mal expliqué.
A l’origine, en instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel pour un mandat de sept ans découplé du calendrier parlementaire, le général de Gaulle voulait un chef d’Etat indifférent aux intérêts défendus par les partis et leurs électeurs. Mais l’actualité montre qu’il ne suffit pas d’être au-dessus des logiques catégorielles pour incarner une authentique volonté générale : c’est au contraire ouvrir la voie à une aventure personnelle, voire autoritaire.
Nous avons donc besoin d’élections comme de pain. Mais nous ne savons plus, désormais, comment éviter leurs effets pervers. Les élections sont devenues la meilleure et la pire des choses en démocratie.
Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB, Le Soir, 22 mars 2023
(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que ses auteurs.