Par Marc Uyttendaele. Le 27 mai 2019, au lendemain des élections, le constat est clair. La Belgique n’aura pas de gouvernement fédéral avant que de nouvelles élections ne soient organisées.
Le paysage politique est éclaté. Au nord du pays, il s’en est fallu d’un fifrelin pour que les nationalistes de la très à droite N-VA et l’extrême droite du Vlaams Belang ne soient majoritaires. Comme les autres partis flamands n’entendent pas se compromettre avec l’extrême droite, une tripartite gouvernera la Flandre.
Dès le soir des élections, le président de la N-VA a annoncé la couleur. Il ne tolérera pas qu’un gouvernement fédéral ne soit pas soutenu par une majorité du groupe linguistique néerlandais de la Chambre. Son parti étant incontournable pour constituer le gouvernement flamand, le prix d’entrée dans celui-ci est connu. Ne pourra en faire partie qu’un parti qui s’engage à ne pas entrer dans un gouvernement fédéral qui ne soit pas soutenu par une majorité de députés flamands. Le propos est une gifle au MR qui a accepté que, pendant cinq ans, le pays soit gouverné par une majorité politique dans laquelle seuls 20 % des francophones pouvaient se reconnaître.
Au sud, le paysage politique n’est pas moins éclaté. Les partis traditionnels sont en berne et, sous réserve d’une hypothétique alliance entre libéraux et socialistes, il faudra aussi, en Région wallonne, en Communauté française et en Région de Bruxelles-Capitale, faire appel à des tripartites.
Réalité centrifuge
Dans quelques semaines, les gouvernements régionaux et communautaires seront en ordre de marche. Le gouvernement fédéral sera, quant à lui, dans les limbes. En effet, il n’est pas imaginable que la gauche francophone – PS, Ecolo et PTB – se compromette avec la N-VA. Quant aux formations qui auraient pu être tentées par cette aventure – le MR et éventuellement le CDH –, elles ne disposent pas du nombre de sièges suffisants pour s’y engager. Autrement dit, il n’y a guère d’espace pour permettre la formation du gouvernement fédéral.
Le Premier ministre a dénoncé les exclusives des uns et des autres qui sont à l’origine de cette situation. Il a tort. Au temps où la parole politique est dévaluée, que penserait-on d’un parti qui, oubliant ses promesses et son programme, s’allierait avec son exact inverse à la seule fin d’accéder au pouvoir ? La cause de cet irrémédiable blocage se trouve précisément dans la logique démocratique, dans le respect de la parole donnée à l’électeur, dans le refus de compromissions et, aussi, dans la division plus marquée encore de la société belge entre un nord qui penche vers la droite, sinon l’extrême droite, et un sud qui penche vers la gauche, sinon l’extrême gauche.
Cette réalité centrifuge de la vie politique belge rend impossible la gestion de l’Etat au centre qui a prévalu pendant des décennies. Les élections du 26 mai 2019 ont consacré l’agonie d’un modèle et démontré, de surcroît, le caractère délétère d’un régime électoral fondé sur le scrutin proportionnel dans un pays où plus aucune formation politique n’est dominante et où la carte électorale ressemble de plus en plus à un puzzle. La seule réponse démocratique à cette question est de ne plus fuir les débats existentiels. Or, ceux-ci imposent une réflexion sur les institutions, soit pour les aménager en fonction de l’évolution des rapports de forces politiques dans chacune des composantes de l’Etat, soit pour remettre en cause l’existence même d’un pays dans lequel la majorité de l’une de ces composantes ne se reconnaîtrait plus.
Deux erreurs fatales
Et c’est là que le monde politique dans son ensemble assume aujourd’hui une écrasante responsabilité. Deux erreurs fatales ont été commises. En décembre 2018, il existait en son sein un consensus pour ne pas provoquer des élections qui étaient la conséquence logique de la chute du gouvernement. Il fallait gagner du temps, se donner de l’air, éviter le pire. Le pire s’est produit le 26 mai après, déjà, cinq mois de crise politique inutile. La deuxième erreur a été d’interdire un débat sur le devenir de l’Etat au lendemain des élections. Il a été veillé à rendre impossible une nouvelle révision constitutionnelle. Aujourd’hui, il n’y a donc rien à négocier entre le nord et le sud du pays. Il n’y a plus qu’à attendre. Attendre que le monde politique constate les évidences ici décrites, se résolve à « déranger » à nouveau l’électeur qu’il n’avait osé affronter en décembre dernier et ouvre à révision l’ensemble de la Constitution.
Espérons que le temps de l’hypocrisie soit le plus bref possible. Car chaque jour qui passe abîme l’image de notre démocratie. Viendront alors les élections existentielles. Chaque électeur, en déposant son bulletin dans l’urne, contribuera à décider de l’existence même de la Belgique. En Flandre, il y aura peut-être ce syndrome écossais ou québécois qui fait que l’on est séparatiste et bruyant dans le vestiaire, fédéraliste et discret sur le terrain.
Mais si, cette fois, les nationalistes sont majoritaires, il faudra en tirer les conclusions. À Bruxelles où le nationalisme flamand ne germe pas, et en Wallonie, les Francophones n’auront d’autre choix que de dessiner leur destin. Certes, ils devront en assumer le coût économique avec les efforts, sinon les souffrances, que cela impliquerait. Ils pourront, cependant, se dire qu’ils n’ont plus à supporter des politiques qu’ils n’ont pas appelées de leurs vœux, qu’ils ne doivent plus subir d’être gouvernés par des responsables politiques qui, à l’occasion – souvenons-nous d’un secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration –, leur donnaient un haut-le-cœur, qu’ils ne vivent plus dans un pays dans lequel le chef de l’Etat est contraint de recevoir le leader d’un parti xénophobe et de délivrer à celui-ci un bien triste certificat de respectabilité.
Publié dans Le Soir du 31 mai 2019