Faut-il voir dans la mise en regard de ces deux formes de vénération une intention critique de l’auteur ? Ce dernier fait-il preuve de condescendance à l’égard de populations « arriérées » et superstitieuses, comme le relève le critique du Monde (critique par Jacques Mandelbaum : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2007/10/02/le-dernier-voyage-du-juge-feng-chronique-de-la-justice-ambulante-en-chine_962043_3476.html) ? Il est impossible de trancher, mais cette ambiguïté est en soi intéressante, en ce qu’elle témoigne de la confusion des valeurs et des jugements à l’œuvre dans la Chine post-maoïste.
Un voyage nostalgique en terres lointaines
Nous voilà donc partis dans des zones montagneuses du Yunnan, aux confins du Tibet, suivant à la trace un tribunal itinérant composé de trois personnes fortement typées (le juge chevronné, son jeune adjoint peu dégourdi et la greffière, dont la suite du film nous montrera l’importance). Le voyage dans cette région difficile d’accès, peuplée d’ethnies minoritaires, se fait d’abord en jeep, puis se poursuit à pied, avec le cheval-porte-emblème. Si ce film n’était qu’une illustration de la « justice en marche », il serait rapidement insupportable, et certaines scènes font un peu grincer les dents. Le choix de Li Baotian, un acteur « à l’ancienne » qui s’illustra dans de nombreux rôles de « bon cadre », pour incarner le vieux juge n’est sans doute pas étranger au didactisme parfois un peu lourd qui empreint ses relations avec son jeune collègue et à la dénonciation finalement sans appel du manque d’idéal des nouvelles générations. Heureusement, cette œuvre nostalgique et finalement pessimiste en dépit de plusieurs scènes fort drôles, comporte bien d’autres aspects, tant sur le plan de ce que l’on pourrait appeler avec beaucoup de prudence un certain rendu ethnographique, que sur le plan plus large d’une réflexion sur la justice.
Film nostalgique, Le juge Feng l’est à de nombreux égards. L’image forte du cheval portant l’emblème de l’État évoque la période héroïque des débuts de la République populaire de Chine, comme l’attestent de belles photos prises à l’époque, et même si Liu Jie affirme avoir suivi des tribunaux itinérants de ce type, qui circulaient encore il y a une dizaine d’années dans les régions reculées du pays, cette situation ne reflète plus l’état actuel de la justice chinoise. J’ignore si ce genre de pratique est encore d’usage aujourd’hui, mais déjà dans le film, tourné dans les premières années du XXIe siècle, la fin est annoncée.
La préfecture de Ninglang où nous emmène le réalisateur m’est familière pour y avoir accompli plusieurs séjours à peu près à l’époque du tournage du film. J’ai pu constater alors que si cette région était en passe de devenir un petit paradis touristique, elle n’était pas pour autant épargnée par les maux bien contemporains que sont la drogue, le SIDA, la prostitution et les maladies vénériennes. Et si le réalisateur excelle à nous montrer des chefs de village tenant la dragée haute au juge au nom de la « loi des ancêtres » dans ces villages dont le parti communiste semble étrangement absent, il ne nous dit rien sur les cadres locaux corrompus, les abus entrainés par la politique de limitation des naissances et les expropriations et taxes abusives. Ce sont pourtant les principaux sujets des conflits qui éclatent dans les campagnes au rythme soutenu de plusieurs dizaines de milliers par an, et qui ne trouvent le plus souvent pas la moindre solution judiciaire. Il ne faut donc pas voir dans ce film une sorte de « documentaire », comme l’ont cru la plupart des critiques dont les articles circulent sur le net, mais une fiction nostalgique, un dernier voyage dans un monde en voie de désagrégation accélérée.
Et pourtant, l’auteur nous présente des « vignettes ethnographiques » suffisamment plausibles pour soutenir l’intérêt de spectateurs un peu frottés aux réalités chinoises, et ce film, qui peut apparaître à première vue comme la mise bout à bout de saynètes pittoresques, est en réalité sous-tendu par un questionnement plus profond. De quelles institutions la Chine d’aujourd’hui est-elle l’héritière ? Sur quel rapport à la tradition peut-elle s’appuyer pour reconstruire une justice qui soit à la fois « moderne », « populaire » et équitable, après les désastres de l’ère maoïste ? Quelle part faire à la diversité ethnique dans une histoire présentée dans le discours officiel comme unitaire et « nationale » ? Telles sont les questions que suscite le voyage du juge Feng.
Une tradition réinventée
Dans la personne de cet homme qui effectue sa tournée dans des contrées épuisantes mais sublimes, accompagné de la greffière dont il est secrètement (hum…) amoureux et du freluquet qu’il échoue à déniaiser, cohabitent deux figures d’une tradition réinventée : le juge traditionnel appliquant avec sagesse une justice coutumière, et le « bon cadre » issu du peuple, rigoureux sans être obtus, instruit sans être pédant, dur au travail, honnête et … chaste (une particularité chinoise, propre aux « bons communistes », que partage étrangement sa greffière qui appartient cependant à une ethnie renommée pour la liberté de ses mœurs). Face à lui, A Luo, le jeune homme destiné à prendre sa relève ouvre de grands yeux, regimbe, se drape dans le code et dans sa dignité. En dépit de ce qu’avaient pu faire croire certaines scènes du début, le blanc-bec finira par récuser l’autorité du « vieux » (il est significatif que le juge ne soit jamais appelé par son titre comme le veulent les règles de la politesse chinoise, mais par l’appellation familière de Vieux Feng) et à s’enfuir à toutes jambes avec sa jeune épousée, plantant là son supérieur et le cheval-porte-emblème. Exit le scénario classique de la transmission du maître au disciple tel qu’on le voit à l’œuvre notamment dans les films d’arts martiaux. À ce duo opposant sagesse et inexpérience, souplesse et dogmatisme, le seul à être incarné par des acteurs professionnels, s’ajoute un troisième personnage : celui de la greffière. Issue de l’ethnie Moso, dont la particularité est de pratiquer un mode de filiation matrilinéaire dans un pays où prévaut depuis des millénaires une conception particulièrement rigide de la patrilinéarité, cette femme courageuse et bienveillante avait été choisie pour faire ce métier au nom d’une politique qui favorisait à l’époque les cadres issus des ethnies minoritaires. Les temps ont changé ; elle n’a pas fait d’études et doit désormais céder sa place aux détenteurs d’un diplôme universitaire. Contrainte de prendre une retraite anticipée à l’âge de 46 ans, elle accomplit également son « dernier voyage ». Trois sources d’autorité sont ici opposées : la sagesse populaire, l’école (qui toute seule ne vaut pas tripette), et celle qui parvient à concilier les deux, incarnée par le juge Feng.
Cette double incarnation, en la personne du « bon juge », d’une tradition qui serait à la fois « chinoise » et « communiste » est en grande partie inventée. Sous l’empire, il n’existait pas au sens propre de « droit coutumier », mais bien un droit formel très technique et essentiellement pénal. Les petits conflits de la vie villageoise étaient réglés par les autorités traditionnelles, qui n’étaient pas reconnues comme des instances judiciaires, et ceci en dépit des codes et des règles claniques dont elles pouvaient se prévaloir. Lorsqu’une affaire quittait le niveau local pour être soumise au juge, celui-ci appliquait un droit écrit parfois très éloigné de la réalité du terrain et prononçait une sentence obéissant à une tarification précise. Il n’entrait pas dans ses attributions de déterminer à qui appartenait le cochon, ni de faire la paix entre belles-sœurs, même si ce n’était pas inconcevable. En bref, il agissait exactement comme ce que propose de faire le jeune juge A Luo, dans l’extrait qui terminera cet article : appliquer la loi et faire intervenir la puissance publique en cas de désordre. Dans un pays qui ignorait et ignore toujours la séparation des pouvoirs, le magistrat était aussi le responsable politique et fiscal du district.
Il était recruté par un concours national et, venant obligatoirement d’une autre province, il lui arrivait de ne rien entendre de la langue de ses administrés – c’est d’ailleurs encore le cas dans le film, où le juge se fait parfois traduire les propos des plaignants par la greffière. Après la chute de l’empire, il a donc fallu créer de toute pièce un droit civil pour les affaires autrefois jugées trop triviales pour être soumises à l’autorité judiciaire. Ce fut accompli dans les années 1930, avec l’aide de juristes occidentaux et notamment français, et le pays se trouva doté d’un droit moderne, tandis qu’était construite en regard l’image d’un « droit coutumier » qui englobait désormais l’ancien droit impérial. Les lois rédigées sous la République furent à leur tour abolies par le régime communiste, qui récusa d’un même mouvement les codes traditionnels, qualifiés de « féodaux ». Les temps étaient à l’exercice d’une justice de classe étayée par un nombre de textes extrêmement réduit et prononcée hors tribunaux par les « masses populaires » encadrées par des activistes du Parti. Cette justice, à proprement parler extra-juridique, fit de très nombreuses victimes (plusieurs millions) et elle était fort éloignée de l’esprit d’humanisme et de conciliation dont fait preuve le juge Feng. En se souciant des conditions locales et en marquant son respect aux règles ancestrales, ce dernier n’a en réalité guère de modèle historique auquel se référer et il réinvente le droit au coup par coup, comme le lui reproche amèrement son jeune adjoint. En dépit de l’aspect « documentaire » de certaines scènes et du recours à des acteurs non professionnels (qui en font parfois des tonnes) recrutés sur place et dont l’ethnie est mentionnée dans le générique, en gage d’authenticité, c’est à un voyage en terre d’utopie que nous convie le réalisateur, un voyage qui ne peut que mal se terminer.
Cette présentation critique ne rend toutefois pas totale justice au réalisateur, dont l’intention est plus complexe. Si utopie il y a, elle est minée par l’échec : échec dans sa mission de transmission, échec dans sa tentative de faire entendre raison à un chef de village rapace et autoritaire, échec sentimental… C’est à une lente déconstruction de l’univers du vieux Feng que l’on assiste, tandis que le film s’achemine vers une fin d’une grande tristesse. Après avoir échoué à déclarer son amour à la greffière qui a veillé tendrement sur lui pendant de longues années, le juge repart seul et il finit par « tomber » dans la montagne, tandis que le cheval-porte-emblème reste seul sur la route dans la nuit. Mort à la tâche ou suicide ? Liu Jie ne tranche pas, mais quand on sait que les réalisateurs chinois sont souvent forcés de recourir à la métaphore ou à l’allégorie pour exprimer un point de vue critique, on ne peut qu’être frappé par le pessimisme de cette scène, pessimisme qui rejoint le deuxième film du diptyque, qui n’est pas non plus follement gai.
Quelle place pour la justice ordinaire dans la modernité chinoise ?
Ce pessimisme réside dans un double constat : celui de l’échec de ce que pourrait être une justice « humaine » et celui de la fin d’un monde. Une scène emblématique nous éclaire sur ce dernier point au début du film : nous y voyons la petite caravane croiser celle de muletiers qui se rendent au Tibet pour y vendre du thé et en ramener du sel. Or, ces caravanes ont maintenant disparu et elles n’existaient sans doute déjà plus qu’à l’état de vestige au moment du tournage. Le monde divers et coloré de la Chine rurale « traditionnelle » disparaît et, avec lui, la possibilité de faire régner une justice différente de celle que promeut l’ordre étatique. Ce double constat, que je partage en partie, me laisse cependant une impression de malaise. En effet, dans ce film, ce n’est pas seulement la « mauvaise justice » qui est – à juste titre – discréditée, mais aussi toute référence au droit formel « moderne », celui-ci apparaissant tantôt comme déconnecté des réalités locales, tantôt comme ridicule ou impuissant. Et si le juge Feng parvient parfois à rendre la justice, c’est en faisant totale abstraction de la lettre de la loi. Cette situation nous ramène à un débat très ancien propre à la philosophie politique chinoise, laquelle oppose, depuis l’apparition des lois écrites vers le VIe siècle avant notre ère, une conception supérieure de la justice (Yi 義) au droit formel (fa 法) présenté comme une pure technique dégagée de toute morale. Yi est souvent traduit par « équité ». L’étymologie du caractère, où figure une tête de mouton, nous ramène à l’institution du sacrifice comme ciment du serment et garant du partage équitable des parts entre les participants – c’est ce qui m’avait amenée à proposer pour ce terme la traduction de « sens de la part et du lien » (cf. Le meurtre en famille. Parricide et infanticide en Chine à la fin de l’empire (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Odile Jacob, 1999). Le droit ordinaire est partiellement déconnecté de cette vertu, qui n’est pas à proprement parler juridique. En dépit du grand développement qu’ils connurent au cours des siècles, le droit et la figure du juge qui lui est associée, ont donc souffert d’une sorte de disqualification éthique aux yeux de nombreux penseurs. Un tel préjugé, que partage à mon sens le réalisateur, ne peut en dernier instance, que freiner la mise en place d’un État de droit. Or, il s’agit d’une urgence absolue dans le contexte de la Chine actuelle.
Le constat des dysfonctionnements du système judiciaire doit-il conduire, à la suite d’un détour par des contrées exotiques, à une évaporation du droit ? Quel mode de gestion des conflits peut-on mettre en œuvre, qui échapperait aux défauts du droit formel ? Et enfin, la critique de ce dernier, empreinte d’une nostalgie des origines, permet-elle d’éviter la violence parfois terrifiante qui entache les systèmes traditionnels tout comme le « droit » révolutionnaire des temps héroïques ? Ces questions ne sont bien sûr pas posées explicitement dans le film, mais elles me sont venues à sa vision, à partir d’une réflexion de longue date que je mène à la fois sur le droit impérial et sur l’histoire tragique de la Chine contemporaine. Suis-je coupable de surinterprétation ? Le Dernier voyage du juge Feng a le plus souvent été présenté par la critique comme une fiction distrayante sur un thème rarement abordé dans le cinéma chinois et comme une tentative, pas toujours aboutie mais sincère, de donner une voix aux laissés pour compte de l’État unitaire. Rendre justice à ce film, c’est peut-être tout simplement en montrer la scène la plus réussie à mes yeux, celle qui donne à voir l’ensemble des protagonistes à l’œuvre et qui constitue sans doute la meilleure synthèse des intentions du réalisateur.