par Vincent de Coorebyter**
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la lecture du Soir ne rend pas optimiste quant à l’avenir de l’école en Communauté française. Les inquiétudes des professionnels se multiplient, et les restrictions budgétaires annoncées ces derniers jours ne font que les amplifier. L’école devra se serrer la ceinture alors qu’elle aurait besoin d’un important refinancement – ou d’une réforme audacieuse – pour répondre aux défis qui l’attendent.
Dans cette chronique, je ne prétends pas me substituer aux spécialistes de l’enseignement. Je n’ai jamais étudié scientifiquement les questions scolaires, et je m’abstiendrai de citer quelque chiffre que ce soit, sachant que ceux des spécialistes sont parfois controversés. Il reste qu’au fil de contacts réguliers avec le monde scolaire à différents titres et niveaux, je suis frappé par le malaise qui s’accroît, malaise sur lequel les enseignants jettent un voile pudique mais qui se traduit crûment au niveau des élèves, trop nombreux à ne plus rien attendre de l’école.
Les difficultés qui minent l’école ne sont pas nouvelles : nous avons tous connu une certaine proportion de professeurs ennuyeux, mauvais pédagogues ou démotivés. En particulier, nombre d’élèves francophones ont buté sur un sentiment d’absurdité dans l’enseignement des langues, avec des cours de langue vivante incapables de conduire les élèves à parler le néerlandais ou l’anglais et des cours de français et de langue ancienne cloisonnés entre eux. Combien d’élèves, à Bruxelles, peuvent-ils soutenir une conversation en néerlandais, ou ont-ils compris en quoi l’étymologie permettrait de régler à elle seule bon nombre de leurs difficultés en orthographe ?
Sur ces lacunes structurelles – il en existe aussi dans l’enseignement des sciences – sont venus se greffer deux défis que le monde politique répugne à évoquer, et que le monde enseignant aborde avec une prudence qui confine au mutisme. Le premier défi est celui des flux migratoires et le second celui de la dévalorisation du métier d’enseignant.
Bien entendu, tous les acteurs savent que la Communauté française est un territoire d’immigration, et que le nombre croissant d’enfants dont les parents maîtrisent mal le français constitue un défi pédagogique majeur. Mais, de peur notamment de stigmatiser les populations concernées, ce défi n’a jamais été placé au cœur des politiques scolaires, d’autant qu’au moment où il n’a plus été possible de l’ignorer, en particulier à Bruxelles, les contraintes budgétaires dissuadaient la Communauté française de le prendre à bras-le-corps. Là où il faudrait des plans spécifiques et massifs de renforcement des cours de français et d’accompagnement individualisé, les mesures prises n’interviennent qu’à la marge et n’empêchent pas l’école de reproduire les inégalités observables entre les familles. Différents décrets, sur l’enseignement différencié ou sur les inscriptions en début du secondaire par exemple, attestent une prise de conscience, mais ils sont incapables d’endiguer le phénomène de déqualification scolaire lié à l’immigration, qui contribue à gonfler le taux de chômage des jeunes en Wallonie et à Bruxelles. Et cette inégalité entre types de population se renforce en raison du mécanisme de quasi-marché scolaire, qui conduit, sur fond de concurrence entre les écoles et les réseaux, à concentrer les élèves en difficulté dans certains établissements et dans les filières techniques et professionnelles, ce qui les engage dans une spirale descendante : faute, notamment, d’articulation forte entre l’école et l’entreprise, ils comprennent trop bien qu’ils sont relégués dans les marges du système.
L’école, par ailleurs, est confrontée à un bouleversement sociétal qui la menace dans ses fondements. Elle remplit une des missions les plus difficiles, qui exige de grandes qualifications et une motivation constante. Elle doit donc attirer les meilleurs. Mais les meilleurs, aujourd’hui, que ce soit en sciences, en langues étrangères ou en français, peuvent choisir de nombreuses carrières offrant des rémunérations, des perspectives de promotion et une considération sociale bien supérieures à ce que procure l’enseignement. Dans une économie fondée sur la connaissance, le monde de l’entreprise présente un visage beaucoup plus attrayant aux plus qualifiés, dont elle a un besoin vital. Avec une double conséquence que l’on dissimule au grand public : la pénurie d’enseignants est massive et touche toutes les disciplines, en particulier dans le secondaire ; et cette pénurie s’installe alors même que la compétence des enseignants est en baisse, que le niveau d’exigence à leur égard a diminué, aussi bien dans les écoles normales qui forment les instituteurs et les régents qu’à l’université qui forme les enseignants du secondaire supérieur.
Pour les responsables politiques, rien ne semble être pire que de devoir admettre que l’on manque de profs. Dès lors, au lieu d’enseignants possédant la qualification requise, on recrute des enseignants dotés d’un titre dit suffisant ou de pénurie, parmi lesquels il y a évidemment des personnes de grande qualité mais aussi des professeurs ne possédant pas leur matière, voire maîtrisant mal le français. Quant au niveau primaire ou secondaire inférieur, il accueille de plus en plus d’enseignants dont la qualification aurait été jugée insuffisante il y a quelques décennies : à côté d’excellents instituteurs et régents, il n’est pas rare d’en rencontrer qui, tout motivés et dévoués qu’ils soient, présentent d’étonnantes lacunes dans les matières qu’ils dispensent. Avec, comme pour l’absence de réponse apportée au phénomène migratoire, des conséquences en termes d’inégalité sociale. Les parents de milieu favorisé suppléent aux carences par eux-mêmes ou changent leurs enfants d’école, alors que la masse des enfants moins favorisés peine à atteindre les niveaux de compétence requis. D’où la clameur des universités, ouvertes à un public plus large, dont le taux d’échec en première année s’accroît et dont les diplômés écrivent un français qui laisse parfois rêveur alors même que certains d’entre eux deviendront profs – et la boucle est bouclée…
Ce tableau, sans doute, est trop sombre car il se concentre sur les points douloureux du système. Mais au vu du décalage qui s’annonce entre les attentes du monde de l’école et les réponses préparées par les politiques, je crains fort qu’il s’assombrisse encore dans les années à venir.
Billet paru dans le journal Le Soir.