Les représentations philosophiques du jugement judiciaire. Le modèle réfléchissant de Kant.
Thèse défendue par Julie Allard.
Ce travail porte sur les représentations philosophiques du jugement judiciaire, en son sens le plus conventionnel, désignant sans distinction le travail du ou des juges, dans le cadre d’un procès, quels que soient les ordres de juridiction. Ce thème de recherche s’est imposé comme un objet philosophique sous trois angles principaux. L’évidente actualité, en premier lieu, de la problématique de la justice et du procès a renforcé une curiosité initiale envers les rationalités juridiques. Il est ainsi apparu à la fois urgent et passionnant de mener une réflexion sérieuse sur le procès et le jugement judiciaire, aujourd’hui au cœur de débats qui suscitent autant de passion pour la justice que d’inquiétude de voir les juges gouverner. Le constat, en deuxième lieu, de la pauvreté des ressources conceptuelles et des débats intellectuels qui traitent du jugement judiciaire en tant que tel, constituait une raison supplémentaire d’aborder ce jugement à l’aide d’outils philosophiques. Devant la « crise du juge » et l’inflation de la justice, rien ne servirait de crier au risque de voir dépérir la politique et d’en appeler à la fonction traditionnelle et légale des juges : l’application de la loi. Au contraire, il semblait plus fécond de mettre en lumière, au sein même de la séparation des pouvoirs qui fondent nos Etats de droit, le rôle propre des juges – le jugement –, en précisant notamment le mode opératoire de la faculté de juger. Car, en troisième lieu, l’intérêt pour le jugement tenait également à deux intuitions philosophiques : l’idée, d’une part, que le jugement judiciaire opère selon une modalité qui lui est propre, par laquelle il met en œuvre une rationalité juridique spécifique, et la conviction, d’autre part, que l’œuvre critique de Kant disposait des concepts qui permettraient de le démontrer. Plus précisément, le concept kantien de jugement réfléchissant permettait de rendre compte de l’exercice d’un talent propre à la faculté de juger, exercice qui est institutionnalisé dans la pratique judiciaire et qui constitue donc un trait distinctif de la rationalité du droit tel qu’il est mis en oeuvre.
En référence à ce concept, il s’agissait d’échapper à deux représentations classiques du travail judiciaire, qui semblent faire l’économie de la question du fondement et de la légitimité de jugement, et par conséquent passer à côté de la spécificité du droit : l’idée que le jugement est irrémédiablement soit une application du droit, soit une décision du juge. Même dans sa définition la plus courante, le jugement semble combiner une pensée et une décision, une connaissance et une évaluation. Deux caractéristiques du jugement judiciaire, qui rappellent cet aspect, peuvent alors servir de point de départ : ce jugement, à la fois, entretient un rapport à la loi, que le juge doit connaître et appliquer, et tranche pour mettre fin à une situation d’incertitude. Or, d’une part, la loi – la règle ou la norme – que le juge est chargé d’appliquer, est souvent générale et abstraite. D’autre part, le jugement met un terme au débat en instituant une vérité et en engageant le plus souvent une série de sanctions. A ce titre, le juge possède un pouvoir de décision. Autrement dit, la représentation du jugement judiciaire oscille entre l’application d’une règle générale à un cas concret, et une forme de décision, qui permet de trancher dans un conflit entre deux parties. Ces deux faces du jugement semblent alors requérir de la part du juge deux vertus, le discernement et l’impartialité. L’étude consistait à montrer que ces deux propriétés du jugement ne sont pas des vertus personnelles que l’on doit exiger des juges, mais des conditions de possibilité de l’exercice d’un jugement dans le cadre judiciaire.
Si on se représente assez facilement le jugement judiciaire comme une application du droit, on suppose également que cette application, la plupart du temps, ne pose pas de problème particulier. Elle correspond à ce que Kant appelle un jugement déterminant. Un jugement consiste, chez Kant, à subsumer ce qui est donné dans l’intuition sous un concept de l’entendement, c’est-à-dire à penser un élément particulier comme étant contenu sous un élément universel. Le jugement rapporte donc des objets d’expérience ou des actes individuels à des normes plus générales et plus abstraites. Le jugement est déterminant quand l’universel, le concept ou la règle, est donné, et par conséquent s’impose. Dans ce cas, l’expérience est déterminée par le concept qu’on y applique et qui lui correspond, de telle sorte que ce concept dit ce qu’est l’expérience. Au niveau du droit, ce type de jugement détermine une solution au litige par l’application d’une règle à un cas, le cas lui-même étant éclairé par la règle. Le jugement réfléchissant, au contraire, intervient quand le concept ou la règle, sous lesquels rapporter le cas particulier, ne sont pas donnés à la faculté de juger selon un principe, et ne lui permettent donc pas de juger, c’est-à-dire de déterminer l’expérience. Dans ce cas, une opération supplémentaire sera attendue de la faculté de juger, une opération de réflexion.
Or on constate en droit qu’il existe de nombreux cas où l’application ne va pas de soi, notamment parce que le juge ne dispose pas d’une règle claire pour juger du cas qui lui est soumis. Ainsi, par exemple, lors du procès de Nuremberg : la notion de « crime contre l’humanité » avait été inscrite dans les statuts du tribunal de Nuremberg, mais ce qu’est l’homme, où se situe la frontière entre l’humain et l’inhumain, à partir de quand y a-t-il un crime contre l’humanité ?, sont autant de questions auxquelles le concept de « crime contre l’humanité » ne permettait pas de répondre et dont, pourtant, dépendait son application. Souvent, on est donc confronté à un « défaut » de règle, ou plutôt à un « défaut de la règle » : ce n’est pas tant que la règle n’existe pas, mais plutôt, comme le pensait Aristote, qu’elle ne règle pas sa propre application. Le rapport du jugement à la règle ne peut donc être déterminant.
Hannah Arendt a très bien illustré ce « défaut » de règle au sujet du procès Eichmann. Elle y pose deux questions qui concernent le talent propre de la faculté de juger. La première question porte sur notre aptitude à juger en situation et à nous mettre à la place des autres : « Comment juger l’impardonnable, questionne Arendt, et qu’aurions-nous fait à la place d’Eichmann ? ». La seconde interrogation, quant à elle, porte sur notre faculté critique : « Sommes-nous capables de juger de manière autonome, c’est-à-dire pas seulement en fonction de règles instituées ? ». Ces questions se rapportent à un même problème, qui mobilise toutes les grandes réflexions sur la justice : comment juger quand la règle est silencieuse, et comment juger quand la règle est injuste ? Sommes-nous capables, en d’autres termes, de juger les règles et les jugements eux-mêmes ?
Car confronté à un « défaut de règle », on peut aussi se représenter le jugement judiciaire comme l’expression de la volonté personnelle des juges, qui doivent au minimum « aménager » la règle pour l’appliquer. On peut alors s’interroger sur le fondement et la légitimité d’un tel jugement. Le plus souvent, on en dénoncera la subjectivité, et par conséquent l’arbitraire.
Mon travail consistait notamment à montrer qu’un jugement subjectif peut ne pas être arbitraire. Il s’agissait donc de récuser le raisonnement qui conclut de l’impossibilité d’une application stricte de la loi, à une décision personnelle et arbitraire des juges. Cette conclusion correspond en effet à l’impasse du pouvoir discrétionnaire : face au « défaut » de la règle, le juge exerce un pouvoir de décision qui lui permet de trancher en fonction de critères pour la plupart non rationnels, comme les intérêts du juge, sa classe sociale ou son humeur par exemple. Tout au plus le juge « habille » ou « maquille » sa décision, pour la rendre acceptable aux yeux des autres. Le juge dispose ainsi d’une liberté de décision et d’interprétation, mais seulement pour autant qu’il n’y ait aucune règle qui le contraigne à trancher dans un sens déterminé. Les présupposés de cette conclusion sont donc les suivants : d’un côté la règle est par elle-même contraignante, de l’autre ses lacunes conduisent à l’exercice d’un pouvoir coupé de la raison.
La solution apportée par Kant à cette alternative entre connaissance déterminante et rationnelle, d’un côté, et volonté arbitraire, de l’autre, consiste à postuler une raison pratique, qui puisse déterminer rationnellement la volonté. Deux problèmes subsistent pourtant chez Kant par rapport à la question du jugement judiciaire. Premier problème : les jugements pratiques portent sur ce qui doit être et sur ce qu’il faut faire, et non sur ce qui est. Ils expriment donc notre autonomie par rapport à toutes déterminations empiriques. Mais, comme tels, ils visent des idées de la raison dont on ne peut pas percevoir la réalisation dans le monde phénoménal, le monde des affaires humaines. Le jugement pratique ne dispose en effet d’aucune intuition qui lui permettrait de vérifier l’adéquation entre la loi morale et une action commise dans le monde sensible. Second problème : Kant distingue le jugement judiciaire des autres jugements pratiques, dans la mesure où ce dernier est établi conformément à une loi positive. Ainsi, le jugement judiciaire, notamment dans la Doctrine du droit, continue d’être présenté en termes d’adéquation. Ce jugement ne dispose donc d’aucune rationalité propre, qui lui permettrait de s’exercer dans les cas difficiles, quand la règle positive n’est pas déterminante.
Le modèle réfléchissant apporte une solution à ce double problème. D’une part, le jugement réfléchissant est l’œuvre de l’homme phénoménal. Il s’exerce donc toujours sur le plan de l’expérience. D’autre part, il renonce au principe de l’adéquation et de la conformité qui caractérise le jugement déterminant. Placé face à une règle qui n’est pas déterminante, un jugement de type réfléchissant peut mettre en relation les idées de la raison pratique avec le domaine des affaires humaines, sans prétendre à la conformité des uns et des autres.
En cherchant à représenter le jugement judiciaire non comme un jugement déterminant, mais comme un jugement réfléchissant de ce type, les concepts d’application et de décision ont été renvoyés dos à dos au bénéfice d’une troisième représentation, susceptible d’illustrer une raison spécifiquement juridique, c’est-à-dire une raison qui agisse sur le plan de l’expérience, sans répondre pour autant à un principe d’adéquation. Dans une perspective réfléchissante, une raison juridique spécifique émerge donc, qui ne trouve de représentation concluante ni dans la raison théorique, ni dans la raison pratique, mais emprunte aux deux législations. Comme la raison théorique tout d’abord, la raison à l’œuvre dans le droit s’applique à des phénomènes. Le jugement judiciaire n’a pas accès au monde intelligible. Lois et juges sont institués précisément parce que règnent dans l’expérience sociale la finitude, la convention et l’apparence. L’exercice d’une rationalité sur un tel plan se caractérise donc par une modalité spécifique que le jugement réfléchissant permet de représenter et qui élève la pratique judiciaire au rang de ce que Ricœur appelle une « instance paradigmatique ». Mais la raison juridique partage aussi avec la raison pratique une forme d’autonomie et d’indépendance du jugement. Le jugement judiciaire, c’est l’une de ses caractéristiques les plus fondamentales, doit être un jugement impartial. Il doit donc pouvoir se placer en retrait de toute détermination partiale, qui dépendrait des intérêts du juge, de sa classe sociale ou de son humeur.
Le modèle réfléchissant permet ainsi de représenter l’activité judiciaire de manière inédite pour deux raisons principales. En premier lieu, il s’exerce par définition face à un « défaut de règle ». Ce jugement rapporte bien l’expérience à une règle, mais ce rapport ne permet pas de déterminer cette expérience, car il est difficile d’évaluer l’adéquation entre l’expérience et la règle. Appliqué au domaine judiciaire, ce modèle ébranle donc le dogme du primat absolu de la règle et l’idée que le juge « applique le droit » de haut en bas, de la norme vers le cas particulier. Au contraire, ce modèle rend compte du fait que le jugement judiciaire, la plupart du temps, ne dispose d’aucune règle qui puisse guider l’application de la règle elle-même. Le respect de la règle ne peut donc suffire pour apprécier la qualité du jugement. L’application stricte de la loi, même si elle était possible, n’équivaut pas un jugement, qui consiste lui à discriminer le vrai et le faux, le bien et le mal, ou le juste et l’injuste. En second lieu, le jugement réfléchissant n’est pas un acte volontaire ou arbitraire. Il tient sa force de sa réflexivité : apte à se juger lui-même, il est capable de recul, faisant preuve à la fois de discernement et d’impartialité. Le jugement réfléchissant est donc une faculté de retrait et de distance critique que j’ai comparé dans mon étude au travail du magistrat. Comme tel, ce jugement incarne une autonomie, qui est aussi le propre de la raison pratique.
La force du modèle réfléchissant est de concrétiser cette autonomie non plus dans la volonté, mais dans la réflexion. L’impartialité requise n’est donc plus une vertu morale. Etre impartial, c’est pouvoir se faire juge de sa propre pensée. On peut ainsi se placer en retrait de ses déterminations phénoménales, mais cette position n’est ni morale, ni ontologique. C’est en pensée que l’on prend du recul, que l’on se défait de ses déterminations partiales et qu’on se place en retrait de l’apparence. Cela est rendu possible parce qu’on ne cherche plus à produire une représentation adéquate de la réalité, mais seulement à rendre possible un jugement, et donc à répondre aux besoins de la faculté de juger elle-même. On peut ainsi, pour juger de l’expérience, recourir à des idées indéterminées, qui ne peuvent pas normalement s’appliquer à l’expérience.
Les jugements sur les crimes contre l’humanité peuvent être interprétés en ce sens, en montrant par exemple que les magistrats de Nuremberg ont jugé en référence à une forme d’idée indéterminée, l’idée d’humanité. Cette idée ne correspondait pas à la réalité objective de l’époque, où régnait surtout l’inhumanité, mais cette idée leur a permis de juger. L’idée d’humanité a donc fonctionné comme une idée régulatrice : elle a répondu aux besoins de la faculté de juger (qui a besoin d’un principe universel), sans pour autant permettre de connaître ou de déterminer ce qu’est l’homme. Ce type d’idées pallie en quelque sorte le « défaut » de règle, qui prive la faculté de juger de concepts déterminants. Le juge fait « comme si » il disposait pour son jugement d’un fondement objectif : il utilise ces idées « comme si » c’était des concepts déterminés. Mais cet usage n’est que régulateur. Dans la CRP, Kant dit qu’il s’agit de « rapprocher la règle de l’universalité ». Sur le plan judiciaire, cet usage ne détermine donc pas la règle, mais permet au juge de la trouver, en « remontant », selon un principe qu’il s’est donné à lui-même, du cas particulier à l’universel. Ma thèse consistait à montrer comment ce retour sur elle-même conduit la faculté de juger à évaluer son jugement et lui interdit de produire n’importe quel jugement.
A ce titre, le jugement esthétique joue le rôle d’exemple. Quand nous jugeons de la beauté des choses, nous prononçons un avis subjectif sur un objet singulier : « cette rose est belle » ou « ce tableau est beau ». Aucune règle ne peut déterminer de manière universelle ce qui est beau. Le jugement sur le beau est donc un jugement réfléchissant. Nous savons que ce jugement exprime notre goût personnel et ne sera pas effectivement partagé par tout le monde. Pourtant, nous disons : « cette rose ou cette peinture sont belles », comme si la beauté était une qualité intrinsèque à la chose et par conséquent observable de tous. Nous supposons donc que notre goût personnel pourrait être partagé. La faculté de juger se procure donc l’universel qui lui manque en produisant un jugement qui dit « cette rose est belle », supposant par là que d’autres devraient également la trouver belle. Le principe universel consiste à penser que ce jugement n’est pas seulement personnel. Il ne s’agit pas seulement d’un fantasme ou d’une illusion. Il s’agit d’une prétention de la faculté de juger, qui accompagne selon Kant tout jugement esthétique. Cette prétention est subjective, mais, d’une part, elle s’impose à quiconque porte un jugement et, d’autre part, elle contraint en retour le jugement. Seul un jugement tout à fait autonome, qui n’est influencé ni par un préjugé, ni par l’avis de la majorité, ni par un intérêt, peut prétendre valoir pour tous.
En d’autres termes, quand il n’est pas déterminé directement par une règle, le jugement se retourne sur la faculté de juger pour y trouver le principe de la subsomption. Ce jugement ne repose sur aucun fondement objectif, mais la faculté de juger prétend qu’il peut être partagé. Ce n’est donc pas le contenu du jugement qui est universel, dit Kant, mais la prétention qui accompagne nécessairement ce type de jugement. Ce qui est universel et constitue le principe transcendantal du jugement réfléchissant, c’est donc la faculté de juger elle-même, que l’on suppose commune à ceux auxquels on s’adresse. En exigeant des autres l’adhésion, on sollicite leur propre faculté de juger de manière autonome et on s’expose à son tour à leur jugement. Supposant que les autres sont capables de juger, la faculté de juger imagine en effet qu’ils évalueront son jugement et qu’à leurs yeux, tous les jugements ne seront pas aussi bons les uns que les autres. Elle peut alors apprécier son propre jugement en prenant la place des autres, en le considérant de leur point de vue, ce qui l’oblige à prononcer un jugement le plus impartial possible.
Cet exemple permet de montrer que le fait, dénoncé par les réalistes, que le juge éprouve le besoin de « maquiller » sa décision pour la rendre acceptable aux yeux des autres, n’est pas sans conséquence sur le jugement qu’il va produire. Le processus de réflexion est en effet un processus par lequel le juge se met à la place des autres pour voir si, de leur point de vue, son jugement est acceptable, et ce processus agit en retour sur la manière dont il juge. Dans un jugement réfléchissant, le juge prétend produire un jugement universel, alors qu’il sait que ce jugement ne peut être objectivement déterminé. La raison juridique suppose un tel modèle de jugement parce qu’il tient compte des difficultés de l’acte de juger et des limites inhérentes aux capacités cognitives du juge, tout en démontrant la possibilité de faire preuve d’impartialité et d’autonomie dans le jugement. Le processus de réflexion implique en effet une prise en compte de la finitude – c’est-à-dire l’absence de fondement objectif – et un recul par rapport aux déterminations partiales.
Le « défaut de règle » auquel s’affrontent les juges prive donc le jugement d’un appui objectif, mais ouvre en même temps un champ d’autonomie au juge, qui devient responsable de sa propre pensée. Le jugement réfléchissant, en déplaçant l’autonomie de la volonté vers la réflexion, permet de penser que des exigences de la raison juridique, telles que l’impartialité ou la responsabilité, ne sont pas seulement des réquisits moraux ou déontologiques, mais sont au contraire immanentes à l’exercice de la faculté de juger réfléchissante elle-même. Ce ne sont pas des vertus du juge, mais des présupposés transcendantaux, propres non à des personnes mais à la faculté de juger. S’il y a de la provocation à soutenir que le jugement judiciaire s’exerce structurellement, comme le jugement réfléchissant, dans un « défaut » de règle, alors même que tout le droit semble tenir dans la représentation d’un système de règles, c’est que le jugement judiciaire n’est pas vraiment une application, mais plutôt une appréciation, difficile et souvent manquée.
Aussi la « passion du juge », qu’éprouve parfois notre société, est-elle indissociable de la « crise du juge », qu’elle traverse sans cesse, c’est-à-dire la mise en risque perpétuelle et nécessaire de la légitimité des jugements. Ce lien est particulièrement évident dans les procès pour crimes contre l’humanité. Bien que ces cas soient marginaux et ne représentent pas la pratique judiciaire courante, ils laissent apparaître clairement la radicale singularité à laquelle sont confrontés les magistrats dans la plupart des cas, qui les place toujours déjà dans un défaut de règles. Un jugement déterminant était impossible à Nuremberg et pas uniquement pour des raisons de circonstances. La finitude, rappelons-le, est un élément structurel de la pratique judiciaire. Le jugement du Tribunal de Nuremberg était réfléchissant non seulement parce qu’aucun crime contre l’humanité n’avait jamais été sanctionné, mais en outre parce que ce type de crimes rappelle aussi les limites du droit et des catégories juridiques. Les juges semblaient alors contraints, pour juger, de réfléchir et d’évaluer leur propre activité, à savoir le jugement. A la place d’Eichmann, interroge d’ailleurs Arendt, aurions-nous été capables de juger ?
Cette étude suggère que la difficulté de juger Eichmann, c’est-à-dire la difficulté du travail judiciaire, répond à la stricte obéissance à la loi que revendiquait Eichmann et qui l’empêchait, selon Arendt, de juger la loi elle-même. Sûr de la loi, parce qu’elle est la loi, Eichmann n’est par définition jamais confronté à un quelconque « défaut » de règle. Or la conscience de la finitude et des limites de la règle est un préambule indispensable au jugement réfléchissant, qui n’est possible que si la faculté de juger se tourne sur elle-même. Il manquait donc à Eichmann ce qui au fond est en jeu dans le jugement, c’est-à-dire la faculté de distinguer le juste et l’injuste. L’œuvre de justice consiste à réintroduire « du jugement » dans le monde commun, à rendre à nouveau possible l’exercice de la faculté de juger. L’incapacité à juger dont font preuve certains criminels peut donc en quelque sorte être « guérie » ou « réparée » par l’œuvre des magistrats.
Pourtant, la difficulté de juger ne s’estompe pas pour autant, mais redouble sur le plan judiciaire, dans la mesure où elle s’accompagne dans ce cas d’une force de contrainte, d’une puissance de sanction et d’une violence légitime. Le modèle réfléchissant du jugement judiciaire, que j’ai tenté de développer, n’impliquait donc pas que tous les juges sont conscients de leur responsabilité et qu’ils font tous preuve d’impartialité. Le principe même d’autonomie illustre à son tour la contingence : le droit pourrait tout aussi bien ne pas être juste, ni le jugement rationnel. Le modèle réfléchissant rappelle seulement que les juges peuvent tirer les conséquences de leur responsabilité pour tenter de bien juger, et illustre selon moi le processus par lequel cette lucidité, ce discernement leur arrive. Le jugement réfléchissant est en effet de manière indissociable, chez Kant lui-même, une pensée des limites et une limite de la pensée.