Le Soir a pointé, le 2 février, les divisions du monde laïque autour du port du voile dans l’enseignement supérieur, le Centre d’action laïque (CAL) paraissant isolé dans son propre camp. Mais l’article suggère un paysage plus complexe, et permet de relever une hésitation inhérente à l’histoire de la laïcité.
En effet, à la différence du CAL, de nombreux intellectuels laïques refusent d’interdire le port de signes convictionnels dans l’enseignement supérieur, c’est-à-dire en ce qui concerne des adultes. Mais ils partagent l’opposition du CAL au port de signes convictionnels dans l’enseignement secondaire, ou l’exigence d’une neutralité d’apparence des fonctionnaires. La question est donc de savoir pourquoi la laïcité peut inspirer des mesures d’interdiction, qui sont, en première analyse, contraires à son histoire.
Le premier combat de la laïcité concerne la liberté de conscience et la liberté de religion que, parmi d’autres cultes, la hiérarchie de l’Eglise catholique a longtemps refusées. En 1815, alors que les territoires belges étaient rattachés aux Pays-Bas, plusieurs évêques se sont opposés à la Loi fondamentale du royaume parce qu’elle reconnaissait, entre autres, la liberté de conscience et l’égalité des religions. En 1832, dans son encyclique Mirari Vos, le pape Grégoire XVI dénonçait « cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu’il faut assurer et garantir à qui que ce soit la liberté de conscience, pernicieuse erreur, fléau le plus mortel pour la société ». En réaction, c’est avec un programme anticlérical qu’a été créé le premier parti politique belge en 1846, le Parti libéral, dans le but notamment de développer un enseignement public non confessionnel, respectueux de la liberté de conscience. Le principe majeur de la laïcité est la liberté convictionnelle, qui a été consacrée en Belgique dès l’indépendance grâce à l’alliance des libéraux et des catholiques, y compris l’épiscopat.
C’est sur cette base que s’est édifié un modèle que l’on peut appeler aussi bien libéral que laïque, celui d’un Etat neutre entre toutes les convictions, qui ne privilégie aucun courant ni aucun culte et qui garantit le respect des libertés fondamentales au profit de tous, dans une stricte égalité. Le monde laïque a toujours défendu ce modèle pour lequel il a milité. Mais il se singularise par le fait qu’il a longtemps mis une des libertés fondamentales en débat, à savoir la liberté d’enseignement, ce qui croise la question du voile.
Tout en acceptant la liberté d’enseignement, le monde laïque défend avant tout l’école publique. A ses yeux, un enseignement public et laïque, astreint à la plus rigoureuse neutralité, respecte la liberté de conscience des élèves et leur apprend à penser par eux-mêmes, alors que les écoles confessionnelles, qui prolongent les choix convictionnels des parents tout au long de l’instruction obligatoire, sont susceptibles de graver ces choix dans la conscience des enfants, et donc de limiter leur liberté de pensée. Autrement dit : il peut arriver que la liberté nuise à la liberté, et l’inquiétude à ce propos constitue un des marqueurs du mode de pensée laïque, ou en tout cas de la laïcité émancipatrice et militante dont le CAL est l’expression.
La question clé, ici, est de savoir si les pouvoirs publics peuvent ou doivent juguler certains comportements radicaux ou certains groupes de pression qui agissent au sein de la société. L’Etat a-t-il le droit, ou plus exactement le devoir, d’agir afin d’éviter que des rapports de force locaux nuisent à la liberté de choix ou mettent des individus sous influence ? Pour une partie du monde laïque, la liberté de conscience est menacée si les rapports sociaux engendrent de la peur, qui oblige à dissimuler ses convictions ; de l’endoctrinement, qui empêche de penser par soi-même ; des pressions morales, qui peuvent conduire à céder à la volonté d’autrui plutôt qu’à la sienne propre ; de l’emprise, qui met la conscience sous tutelle ; du prosélytisme, qui peut impressionner ou influencer par son activisme…
Si l’on se préoccupe de tels enjeux, on peut être enclin à intervenir ponctuellement afin de protéger les individus, non seulement de l’autoritarisme éventuel de l’Etat, d’Eglises ou de sectes, mais aussi des rapports de force ou de dépendance qui peuvent se nouer dans les interactions sociales, comme cela peut être le cas entre élèves ou à l’initiative d’adultes autour du port du voile. Dans cette conception, l’Etat ne doit pas seulement garantir la neutralité des pouvoirs publics et les libertés individuelles : l’idéal de laïcité peut avoir des effets dans certains rapports sociaux, il peut conduire à des contraintes frappant les personnes, si ces contraintes sont nécessaires pour garantir la liberté de choix, ou pour favoriser l’émancipation des consciences à l’égard des acteurs sociaux qui veulent les façonner, y compris à travers les familles ou à l’école. Cette vision de la laïcité rejoint ainsi la célèbre formule du Révérend Père Lacordaire, en 1848, que je rappelle en y ajoutant quelques mots entre crochets : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, [entre l’homme et la femme,] entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ».
On peut évidemment ne pas être d’accord avec cette vision de la laïcité, ou s’inquiéter de ses conséquences. Jusqu’où aller au nom de la protection ou de l’émancipation de l’individu à l’égard des multiples formes d’emprise qui peuvent s’exercer dans le corps social ? Le problème que cela pose n’est pas de faire jouer la loi, la contrainte : alors qu’elle s’était d’abord heurtée à l’opposition des catholiques conservateurs, l’obligation scolaire fait aujourd’hui consensus en tant qu’outil de formation du jugement. Le problème est de définir, au cas par cas, le risque grave d’emprise auquel on veut répondre, ainsi que d’évaluer l’efficacité et les impacts d’une contrainte éventuelle, ce qui est particulièrement difficile en ce qui concerne le port du voile.
Les divergences du monde laïque autour du voile traduisent une hésitation inhérente à la laïcité, entre un dispositif centré sur la neutralité et la liberté, qui incline à accepter le port du voile mais laisse certains rapports de force perdurer, et un dispositif plus complexe, qui dans le but de protéger ou d’émanciper les consciences introduit certaines restrictions de liberté, notamment en ce qui concerne le voile.
Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB paru dans Le Soir le 10 février 2021
(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que son auteur