par Vincent de Coorebyter**
Il fallait, bien entendu, condamner fermement l’attentat contre Charlie Hebdo, clamer que rien ne pouvait le justifier et réaffirmer le droit à la liberté d’expression. Mais cela ne suffit pas. La réaction collective qui a dominé la France laisse un sentiment de malaise. Il n’est pas question, ici, de juger un mouvement émotionnel dont on ne partage pas, vu de l’étranger, les conditions de départ. Mais il est permis de s’interroger sur l’absence de réflexivité qui a entouré ce mouvement alors que, dès le lendemain du drame, les médias auraient pu jeter les bases d’une interrogation plus ouverte.
Le problème réside dans le fait que tout le monde ne partage pas la défense inconditionnelle de la liberté d’expression, irrévérence, mauvais goût et blasphème inclus. Or on n’abattra pas ce mur d’incompréhension en ostracisant ou en disqualifiant.
L’attentat contre Charlie Hebdo était effroyable, comme la tuerie qui a suivi à l’hypermarché casher de la porte de Vincennes. Mais quel sens cela a-t-il de traiter les assassins, systématiquement, de sauvages ou de barbares ? Ce sont incontestablement les termes qui viennent en premier lieu à l’esprit, et qui traduisent le mieux l’indignation ressentie. Il n’empêche qu’ils devraient faire réfléchir. Ces termes reviennent à assimiler les assassins à des animaux ou à des fous, c’est-à-dire à les exclure de l’humanité. Or c’est là agir, au plan symbolique, comme les assassins eux-mêmes l’ont fait avec leurs victimes au plan physique. Les deux gestes sont incomparables, mais ils possèdent un fond commun qui est troublant.
Comme disait Sartre, tout homme est tout l’homme, et nous devons assumer les gestes de l’humanité entière. Nous sommes fiers de voir des sportifs battre des records inouïs, des cosmonautes mettre le pied sur la lune ou des hommes de sagesse vaincre la barbarie par la paix : lorsque d’autres hommes accomplissent des exploits, nous sentons que ce sont nos propres capacités qui se révèlent au grand jour. Mais il en va de même pour la face sombre de l’humanité. Nous pouvons prétendre être Charlie mais nous sommes aussi, potentiellement, Hitler ou Marc Dutroux, nous aurions pu être pareils à eux si nous avions été placés dans les mêmes conditions obscures de développement psychique. Cela vaut aussi, qu’on le veuille ou non, pour les frères Kouachi et pour Amedy Coulibaly : ce n’étaient pas des barbares, leur geste insensé a des causes auxquelles il faut réfléchir et dont la France et la planète entière – car tout est globalisé, aujourd’hui – sont responsables. A l’égard des écoliers qui ont refusé de respecter la minute de silence décrétée par les autorités françaises, traiter les assassins de sauvages est de mauvaise pédagogie. Précisément parce que certains s’identifient plus volontiers aux terroristes qu’aux victimes, cela renforce le problème qu’il faut régler, cette division dans les têtes qui fait penser en termes de « eux » et de « nous », qui incline à croire qu’il y a plusieurs sortes d’humanité et rien de commun entre elles.
Cet effort de réflexivité a également manqué à propos du fond de l’affaire Charlie, c’est-à-dire la question du blasphème. Il est vrai que l’on ne peut pas tuer des hommes pour des dessins. Mais à moins d’en revenir à des explications qui n’en sont pas, à moins d’imputer l’acte de ces sauvages à leur sauvagerie comme l’opium ferait dormir parce qu’il a une vertu dormitive, il faut bien prendre leur geste au sérieux. Pour les frères Kouachi, certains dessins n’étaient pas de simples coups de crayon et méritaient la mort.
Dans nos sociétés sécularisées, nous avons à ce point perdu le sens du sacré que nous ne parvenons pas à imaginer un autre régime de raisonnement que le nôtre. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, on n’a jamais aussi peu expliqué la liberté d’expression ni pris la peine de dialoguer avec ceux qui condamnent le blasphème. Or c’est là une des questions qui empoisonnent les relations entre l’Europe et d’autres continents, et qui divisent nos sociétés multiculturelles.
Il y a toutes les raisons, y compris à la lumière de la tradition islamique, de défendre le droit au blasphème. Mais lorsque tant de personnes clament leur désaccord et n’admettent pas que l’on se moque de leur prophète, quel sens cela a-t-il de brandir la liberté d’expression comme un fétiche et de ne pas prendre la peine de l’expliquer publiquement à nos compatriotes musulmans ? Les écoles vont commencer, en France, ce long travail, mais il fallait le mener dès le départ, sur les plateaux de télévision, au lendemain de l’attentat, si l’on ne voulait pas en rester à l’affirmation virile de nos valeurs voire à un pied de nez à l’égard d’autres civilisations.
Pour nous, une caricature est l’exercice d’une liberté de pensée qui peut s’en prendre à n’importe quel symbole car elle agresse des idées et non des personnes. C’est là un principe fondamental, et qui permet mieux que d’autres la cohabitation pacifique de toutes les convictions. Mais ce principe est inacceptable pour les croyants qui, au nom de leur foi, demandent que ce soient leurs symboles et leur dieu qui soient respectés et non eux-mêmes. Pour ceux-là, un dessin peut être l’équivalent d’un attentat contre Dieu, point de vue que l’on a connu et que l’on connaît encore en Occident.
Ne pas prendre la peine d’expliquer en quoi la liberté d’expression vaut mieux que l’interdiction du blasphème, c’est pécher par arrogance ou par naïveté. Les musulmans français qui refusaient de s’identifier à Charlie se sont sentis exclus de la communauté nationale, désignés comme de mauvais citoyens. Comment auraient-ils pu comprendre ce principe de liberté qu’on leur présentait comme un dogme alors qu’il est inséparable du droit à penser différemment ?
Faire de la liberté d’expression notre « sacré » à nous ne réglera rien. Le sacré c’est le pré carré des identités, c’est ce qui nous définit par contraste avec les autres, comme si nous avions renoncé à les convaincre. Or il n’y a aucune raison que la liberté d’expression ne gagne pas du terrain, y compris dans les parties du globe qui lui sont aujourd’hui hostiles : elle n’est précisément pas sacrée, mais fondée sur une sagesse parfaitement transmissible. Plus que du sacré, qui se prétend hors de discussion, c’est un principe au sens défini par Alain-Gérard Slama : sa valeur universelle se comprend au terme d’une longue expérience, qu’il faut donc s’efforcer de partager.
** Billet paru dans Le Soir du 28 janvier 2015