The witch is dead, long live the witch !

Par Vincent Lefebve.

À première vue, rien de commun entre Marie-Antoinette, la dernière reine de France, et Margaret Thatcher, la première femme parvenue à la tête d’une grande démocratie européenne. Sans compter les deux siècles qui les séparent, l’une est issue de la haute aristocratie, l’autre d’un milieu plutôt modeste ; l’une se caractérise par sa frivolité, son usage parfois excessif des plaisirs, qu’ils soient de la chair ou de l’esprit, l’autre par son souci de l’ordre, son allure austère, sa rigueur – voire son rigorisme. Et pourtant, voici deux « femmes publiques », européennes, au caractère, disons, bien trempé, doublées de deux conservatrices. Toutes deux symbolisent une société, une époque. Du temps de leur splendeur comme du temps de leur chute, toutes deux ont excellé dans l’art de ne laisser personne indifférent. Toutes deux étaient aux premières loges lorsque, à deux siècles d’intervalle, le monde a basculé, lorsque deux des plus imposantes barrières socio-politiques jamais conçues pour séparer les hommes se sont effondrées : en 1789, la barrière des ordres et des privilèges ; en 1989, le rideau de fer, tout aussi infranchissable.

Pourquoi un tel rapprochement ? Lorsque l’annonce de la mort de Margaret Thatcher se répand, il y a quelques semaines, des manifestations de joie éclatent, des célébrations… Des street parties sont improvisées à travers le Royaume-Uni. Leur hymne : Ding Dong ! The witch is dead, chanson issue de la célèbre comédie musicale Le Magicien d’Oz (hymne qu’il est bon de ponctuer par des Go to hell, Maggie !). Bien que les surnoms dont on affublait Marie-Antoinette étaient plus animaliers (plutôt qu’à une sorcière, on la comparait volontiers à une chienne, une louve, une guenon, une grue ou encore une tigresse), le jour de son dernier souffle a également été l’occasion d’une fête. La foule est compacte place de la Révolution, le 16 octobre 1793, aux petites heures, lorsque la dernière reine de France, devenue simple citoyenne, est amenée à l’échafaud. Les circonstances sont bien sûr fort différentes : la mise a mort de Marie-Antoinette vient d’être ordonnée par le tribunal révolutionnaire, bras armé de la Terreur, au terme d’un procès expéditif.

À l’annonce de la mort de « Miss Maggie », pendant que j’observais par médias interposés ces scènes festives, ayant pris place à Londres et ailleurs, s’est aussitôt élevée en moi une crainte que je peux désormais, avec quelque recul, présenter sous la forme d’une question : sauf cas extrêmes, ne devrions-nous pas nous abstenir de nous réjouir publiquement de la mort d’autrui ? Pas nécessairement par considération pour la personne qui est morte mais aussi par respect pour le monde. Car l’enjeu n’est ici pas exclusivement moral (le respect dû aux morts, à leur mémoire et à leurs proches) ; il est davantage politique. Il en va d’un retour critique sur certaines de nos tendances à déraper, et à déraper collectivement.

Loin de moi l’idée de minimiser la responsabilité personnelle de Margaret Thatcher, qui est indéniable, qui est immense. Contrairement à Marie-Antoinette, Thatcher était aux commandes d’un grand État ; Thatcher décidait ; Thatcher tapait du poing sur la table. On ne peut, en outre, qu’être frappé par l’intransigeance un peu surréaliste de celle qui a osé qualifier l’ANC de Nelson Mandela d’organisation terroriste. Frappant, également, le soutien indéfectible qu’elle a apporté au général Pinochet (le dernier épisode en date mérité d’être rappelé : en 1999, alors qu’un mandat d’arrêt international a été lancé contre l’ancien dictateur, Thatcher « prend le thé » en sa compagnie. Aux journalistes qui l’interrogent, elle va jusqu’à affirmer que le général a « apporté la démocratie » au Chili…). Loin de moi l’idée de défendre un tel bilan, de telles opinions, de telles manières, une telle vision de la vie publique.

Mais il est plus facile d’attribuer une politique, et même le malheur qui a frappé une décennie, à un individu – et s’il est critiquable, c’est encore plus facile ! – que d’interroger les causes complexes (politiques, économiques, sociales) qui ont influencé le devenir d’un pays, d’un continent, de notre monde lui-même. Une foule a vite fait de désigner un coupable unique là où, par définition, parce qu’il s’agit de questions politiques, il ne peut y avoir que des responsables, une pluralité de responsables. Car Thatcher n’a pas, à elle seule, instauré le règne de l’ultralibéralisme au Royaume-Uni ou en Europe… En outre, l’histoire nous apprend que les personnes issues des « minorités », et les femmes en particulier, font souvent de bons boucs émissaires. La référence à la sorcellerie est à cet égard troublante (Thatcher, qui a vécu en « Dame de fer », serait morte en « sorcière »). Souvenons-nous que le décès survenu en 2004 d’un autre grand chantre de l’ultralibéralisme, ayant gouverné à la même époque que Thatcher une grande puissance occidentale – tout le monde aura reconnu Ronald Reagan, le Président-Cowboy, autant dire un homme, un vrai ! –, n’a pas provoqué les mêmes effusions d’allégresse. Bien sûr, en 2004, la grande crise économique que nous traversons, perçue comme la conséquence des politiques ultralibérales des années quatre-vingt, n’avait pas encore débuté. Néanmoins, on ne peut pas dire que la responsabilité de Reagan dans l’état de son pays, ou du monde, ait été moindre que celle de Thatcher.

Pourquoi, dès lors qu’il s’agit de « Miss Maggie », serions-nous autorisés à manifester notre joie sur la place publique, à y célébrer la mort de la « sorcière » et son accès aux portes de l’enfer ? Jean-Luc Mélenchon a twitté : « Margaret Tchatcher (sic) va découvrir en enfer ce qu’elle a fait aux mineurs », allusion au bras de fer engagé avec les mineurs partis en grève en 1984, dont Thatcher, plus inflexible que jamais, était sortie victorieuse. Est-il nécessaire, si l’on souhaite condamner publiquement l’action de la Dame de fer, d’évoquer ainsi les supplices infernaux ? Renaud, dans sa célèbre et corrosive chanson « Miss Maggie », avait pu s’en dispenser, réservant l’enfer aux hommes et à leurs jeux idiots. Quand on songe à la sorcière soumise aux feux de l’enfer, on se dit d’ailleurs qu’il y a, par contraste, quelque chose de presque affectueux dans l’image sur laquelle se termine « Miss Maggie » : « Moi je me changerai en chien/Si je peux rester sur la terre/Et comme réverbère quotidien/Je m´offrirai Madame Thatcher ».

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