par Vincent de Coorebyter**
Le gouvernement de la Communauté française n’en a pas fini avec l’organisation du cours de citoyenneté dans les écoles publiques. Destiné à remplacer une des deux heures actuellement consacrées à religion ou à la morale non confessionnelle, ce cours fait naître un problème particulier : qui pourra l’enseigner ? L’accord de gouvernement conclu en 2014 est très clair sur le sujet, et surprenant : le cours de citoyenneté doit s’organiser sans aucune perte d’emploi pour les professeurs de religion ou de morale.
Que les syndicats aient ainsi défendu les intérêts de leurs affiliés, c’est leur rôle. Mais c’est celui des politiques, ensuite, de faire primer l’intérêt général. Décider, comme on semble vouloir le faire, que les professeurs de religion ou de morale qui perdront des heures seront prioritaires pour donner ce cours afin de compenser leurs heures perdues, c’est faire passer l’intérêt des enseignants avant celui des élèves. Le cours de citoyenneté n’est pas au service des professeurs, comme un moyen de préserver leur emploi : ce sont les professeurs de citoyenneté qui doivent être au service de ce cours et de leurs élèves. Or, en l’occurrence, le maintien à tout prix de l’emploi existant pose des problèmes très spécifiques, inhérents au système actuel des cours dits philosophiques.
Ces problèmes ne se posent guère en ce qui concerne les professeurs de morale non confessionnelle. Ce sont des enseignants comme les autres, choisis par les pouvoirs publics sur la base de leurs diplômes et qui donnent déjà, actuellement, un cours très proche du futur cours de citoyenneté. Mais il n’en va pas de même des titulaires de cours de religion.
Qu’un professeur de religion puisse en même temps donner cours de citoyenneté serait plus qu’interpellant, dans le cadre de notre système hérité du Pacte scolaire. Le cours de citoyenneté devra en effet constituer l’alternative par excellence aux cours de religion, un enseignement neutre s’adressant à tous les élèves quelles que soient leurs convictions. Les cours de religion, eux, traitent des mêmes questions (l’homme en société, les choix de vie, le rapport aux autres, aux valeurs, à l’existence ou à l’inexistence de Dieu…), mais sous un angle résolument engagé, inspiré d’un des cultes reconnus en Belgique. Le professeur qui donnerait à la fois cours de citoyenneté et cours de religion devrait résoudre une équation presque impossible entre ses deux enseignements. S’ils se ressemblent fort (ce qui serait naturel puisque les questions abordées sont semblables de part et d’autre), on jugera soit que son cours de citoyenneté est teinté d’inspiration religieuse, soit que son cours de religion est privé de sa spécificité. Si, inversement, le même professeur dispense deux enseignements très différents, il risque d’être suspect d’hypocrisie, de manque de sincérité dans l’un de ses cours : les élèves et les parents pourraient se demander ce qu’il pense vraiment, quel cours reflète ses vraies valeurs et ce qu’il faut en retenir au juste.
Il est bien sûr possible, en théorie, de donner à la fois un cours de citoyenneté neutre et à portée universelle et un cours de religion empreint d’une tradition spécifique, et de les réussir tous deux. Mais on a peine à croire que tous les candidats à un tel dédoublement y parviendront, surtout si l’on tient compte du mode de recrutement de ces enseignants.
Dans notre système, en effet, les professeurs de religion sont juridiquement assimilés à des ministres des cultes, et ils n’ont, sauf situation exceptionnelle, de comptes à rendre qu’à leur organe chef de culte. Ils sont choisis par cet organe et ne disposent pas toujours, loin de là, d’un titre pédagogique ou d’une formation dans une discipline liée aux sciences de l’homme : les organes chefs de culte sélectionnent souverainement les enseignants nommés ensuite par les autorités publiques. La seule garantie apportée par le système est la conformité de ces enseignants aux attentes de leur chef de culte, attentes qui sont loin d’être identiques à celles qu’implique un cours de citoyenneté.
Au vu des témoignages émanant du monde scolaire, ce qui inquiète surtout est la faible formation de certains professeurs de religion et la conception très particulière qu’ils se font de leur métier. Outre des prises de position qui bafouent les principes démocratiques – ceux-là mêmes que le cours de citoyenneté doit transmettre –, certains enseignants versent dans l’irrationnel, mettant leurs élèves en garde contre les djinns, les démons ou le diable, ou les dressant contre la science, la raison et la réflexion libre et ouverte. Même s’ils ne sont qu’une minorité, que de tels professeurs enseignent la citoyenneté parce qu’ils sont menacés de perdre une partie de leur emploi risque de déboucher sur des plaintes et des recours.
Pour éviter de tels risques, les partenaires de gouvernement ont envisagé de réserver le cours de citoyenneté aux porteurs d’un titre pédagogique, ou de définir des titres requis avec un système transitoire de cinq ans permettant de décrocher un des diplômes utiles. Ce serait en effet un filtre, mais insuffisant. Car on peut disposer d’un titre pédagogique sans avoir été formé dans une des disciplines pertinentes pour enseigner la citoyenneté. Quant à un régime transitoire offert aux enseignants en attendant qu’ils obtiennent un des titres requis, il aurait pour effet de permettre à tous d’enseigner la citoyenneté pendant cette période transitoire, et il risque d’encourager les formations au rabais. Est-on vraiment prêt à imposer des études exigeantes et à recaler tous ceux qui ne satisfont pas aux attentes, ou va-t-on délivrer des certificats de fréquentation de cours qui seront tenus pour suffisants à eux seuls ?
De plus, même si l’on impose un type de diplôme, la question de la motivation et du profil personnel restera posée. On salue souvent le modèle finlandais d’enseignement, avec ses pédagogies actives et ses remédiations individuelles. Mais son succès repose aussi sur un autre facteur : le très haut niveau d’exigence à l’égard des enseignants et la vérification, au début de leur formation, de leur vocation et de leur talent pédagogique. Si l’on ne veut pas compromettre le cours de citoyenneté, il faudrait veiller à ce que le recrutement de ses titulaires repose sur des critères d’aptitude professionnelle plutôt que sur des statuts ou des titres formels.
** Billet paru dans Le Soir du 29 avril 2016.