par Marc Uyttendaele
Lorsque Jean de Codt, premier magistrat du pays, sortant avec violence de la tempérance qui sied habituellement à la fonction, affirme que la Belgique devient un Etat voyou, il est acquis qu’il y a, paraphrasant Shakespeare, quelque chose de pourri au Royaume de Belgique. Comprenons-nous bien. Il est sain que les magistrats ne soient plus des statues de sel, pétrifiées dans le silence de leur devoir de réserve. Il est exact aussi que tout qui fréquente les salles d’audiences a la douloureuse impression que le système se craquèle et est au bord de l’effondrement. Le manque de moyens, l’épuisement des acteurs, l’archaïsme de l’infrastructure font que la justice belge ressemble à cette voiture que James Dean précipitait inexorablement vers le gouffre dans la Fureur de vivre. Il est précieux que des voix, dont celle du Premier Président de la Cour de cassation, s’élèvent pour dénoncer la « marchandisation » de la justice. Le gouvernement actuel, se voulant bon élève de l’Europe, détruit sans vergogne les services publics, dont celui de la Justice. Quel paradoxe de constater que la logique budgétaire de l’Union européenne, invoquée par le gouvernement, aura pour conséquence la condamnation inévitable de l’État belge par la Cour européenne des droits de l’homme car les citoyens seront de plus en plus privés de leur droit à un procès équitable et les prisonniers soumis à des traitements inhumains et dégradants. La logique de l’Union européenne conduit les Etats en général, et le nôtre à particulier, à bafouer les libertés qui sont inscrites au fronton de la construction européenne. Autrement dit, sur le fond, le cri du Premier Président de la Cour de cassation est pertinent et salutaire. Mais, à bien écouter son intervention, d’autres inquiétudes se font jour. Récemment, le journaliste Claude Askolovitch, évoquant les propos de Jan Jambon selon qui une part significative de la communauté musulmane aurait dansé la soir des attentats, relevait qu’il y a « aussi quelque chose qui nous touche, nous, en France c’est ce que j’appelle l’incontinence verbale. Ce besoin des politiques de s’exprimer. Ils sont perdus face à leurs responsabilités, face à l’horreur du terrorisme, face à des sociétés qu’ils ne comprennent plus (…). Ils font des phrases, ils font du bruit avec leur bouche. Ils prononcent des paroles inconsidérées, imprécises ». Faire le parallèle entre la Belgique et des Etats voyous – tels la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie – relève de l’incontinence verbale. Le propos attire l’attention mais peut obérer sa force. Si même au plus haut niveau de la magistrature, il faut user de la caricature la plus grossière pour diffuser un message essentiel, on mesure à quel point le débat d’idées est déprécié dans le monde actuel. Là n’est pas la seule critique qui peut être adressée à Jean de Codt. La suite de son interview trahit une inclination démocratiquement inquiétante. A juste titre, il relève que le pouvoir judiciaire est un « pouvoir » dont la mission est, comme le relève Montesquieu, d’arrêter les autres pouvoirs. Il cède cependant à l’ivresse de la toute puissance en affirmant que le « juge est un représentant de la Nation au même titre qu’un député », que « l’élection n’a rien à voir avec la représentation », que « le juge représente la nation parce qu’il est en mesure de traduire la volonté de la Nation en exerçant le pouvoir judiciaire qui est le pouvoir de dire le droit, de créer le droit», qu’une loi, un décret, « ce ne sont que des mots comme la partition ce ne sont que des notes, la partition ne devient musique que parce qu’il y a un interprète » et que« la règle ne devient norme que parce qu’il y a un juge pour l’interpréter ». Ces propos sont angoissants car, subrepticement, ils minent les fondements mêmes de la démocratie. Le juge n’est pas un représentant de la Nation, seuls les parlementaires ayant cette qualité. Seuls les Parlements créent le droit, les juges ayant pour unique mission de l’appliquer. Leur pouvoir d’interprétation de la règle est circonscrit par le contenu de celle-ci. En espérant ne pas verser dans l’incontinence verbale dénoncée plus haut, la conception du rôle de la justice développée par le premier président de la Cour de cassation apparaît comme une forme de coup d’Etat feutré, visant à réduire la légitimité des parlements élus et à augmenter celle des juges nommés. Or, et tel est le fondement même de la démocratie, le parlementaire élu rend compte périodiquement de son action alors que le juge nommé à vie échappe à tout contrôle du peuple. Plus que jamais, la vigilance est de mise. Il faut sauver la justice déliquescente de ce pays, mais éviter parallèlement qu’elle cède à l’ivresse la toute puissance. Or la parole de son premier représentant, salutaire dans la dénonciation qu’il opère, inquiète : plus faible que jamais, la justice belge semble oublier que pour Montesquieu, chaque pouvoir doit trouver un autre pouvoir pour l’arrêter. Et cela vaut aussi pour le pouvoir judiciaire.