Ceux qui avaient voulu nous rassurer en sont aujourd’hui pour leurs frais : tout indique que Donald Trump ne rentrera pas dans le rang, n’endossera pas les habits présidentiels, ne gouvernera pas selon les usages démocratiques en vigueur aux Etats-Unis.
Le populisme montre ainsi son vrai visage, très différent de celui qu’il présente en campagne électorale. Après avoir prêté une attention soutenue aux frustrations et aux angoisses de la majorité dite silencieuse, le populisme gouverne en vase clos, selon le bon plaisir de son chef. Mais en se réclamant toujours de la démocratie, dont il se fait une image d’autant plus pernicieuse qu’elle paraît parfaitement conforme aux principes.
L’argument massue de Donald Trump, c’est qu’il a été élu pour « faire le job ». Dès lors, toutes ses décisions sont légitimes, tandis que ceux qui s’y opposent sont des « ennemis du peuple ». Les électeurs ont parlé, le président incarne la volonté populaire, les perdants du scrutin doivent s’incliner et laisser faire : c’est le jeu de la démocratie, qui est fondé sur la prééminence de la majorité sur la minorité.
Sur ce point, Trump a raison : le principe majoritaire prévaut dans toutes les démocraties parce qu’il permet de prendre des décisions de manière juste et claire, à l’aide d’un critère accepté par tous. Nous savons depuis longtemps que la véritable ligne de partage, en démocratie, ne passe pas entre le législatif et l’exécutif mais entre la majorité et la minorité. Ce sont les vainqueurs de l’élection qui détiennent le pouvoir, et c’est là un principe indispensable pour faire vivre le système : il faut que les changements attendus par l’électorat puissent être décidés par la majorité, sans quoi – si l’on exigeait un consensus, c’est-à-dire l’unanimité – c’est l’immobilisme qui prévaudrait.
Mais à partir de là, Trump interprète de façon très particulière le blanc-seing que constitue à ses yeux l’élection. Il fait mine d’oublier, d’abord, qu’être élu à la majorité n’équivaut pas à un plébiscite. Il devrait pourtant le savoir mieux que personne, lui qui a obtenu moins de voix que Hillary Clinton à l’échelle nationale, et dont la force d’attraction n’a pas empêché un absentéisme massif : le taux d’abstention au scrutin présidentiel tournait autour des 40 %.
Trump oublie, ensuite, que l’acte électoral n’est qu’un moment – décisif, mais un simple moment – dans la vie démocratique, et que s’il dote le président américain d’une légitimité formelle qu’il convient de respecter, il ne lui donne pas une assise populaire permanente. 63 millions d’Américains ont voté pour lui. Cela ne signifie pas que ses électeurs, dont les motivations étaient complexes et restent en partie mal connues, le soutiennent toujours : sa cote de popularité est déjà en forte baisse. Et cela signifie encore moins qu’ils sont d’accord avec toutes les initiatives qu’il a engagées. Le moment électoral n’a pas d’autre signification que ses effets juridiques : il autorise telle personne à présider le pays, mais il ne dit rien de la légitimité des décisions prises. Le vote est un acte de sélection (je préfère Untel à Untel) fondé sur un pari (je crois qu’Untel fera mieux qu’Untel) : c’est un passé qui ne préjuge pas de l’avenir. On ne peut pas en inférer, comme le fait Trump avec arrogance, que toutes ses décisions sont conformes à la volonté du peuple : cette volonté ne s’est pas exprimée dans le détail au moment du vote, et elle peut varier au fil du temps et selon les événements.
Outre ces méprises assez classiques – Trump n’est pas le premier élu à surinterpréter l’élection à son profit –, Trump trahit surtout la démocratie par sa manière de traiter ses opposants. Comme tous les populistes, il ne raisonne pas en termes politiques, il n’admet pas que les battus du dernier scrutin peuvent être les vainqueurs de demain et défendent des idées aussi respectables que les siennes. Les populistes raisonnent en termes moraux, pour ne pas dire ethniques : ils prétendent incarner le « vrai » peuple, les « bons » citoyens, et voient dans leurs opposants – les politiques mais aussi les médias, les associations, les manifestants, les juges… – autant de malfaisants qui veulent empêcher la volonté populaire de triompher. La résolution de faire plier ses adversaires à tout prix rapproche Trump de Marine Le Pen, qui annonçait dimanche son intention d’instaurer un « Etat patriote ».
Plus que jamais, les populistes se réclament ici de la démocratie : puisque le peuple a parlé, rien ne peut freiner la mise en œuvre de ses attentes, pas même les lois ou la Constitution. Ils ne sont d’ailleurs pas seuls à penser ainsi : dans de larges cercles, on se demande s’il est normal que des décisions gouvernementales soient contestées au moyen de grèves ou de manifestations, ou s’il ne faut pas plutôt se plier au résultat des urnes. Mais raisonner ainsi, c’est oublier que ce résultat est purement arithmétique, et qu’il n’a pas permis de distinguer le vrai du faux : il a juste conduit à dégager une majorité.
Un authentique démocrate reconnaît toujours la légitimité de ses opposants et se préoccupe de les entendre, voire de négocier avec eux. C’est que, en démocratie, personne n’est le dépositaire d’une vérité absolue : c’est précisément pour départager des opinions que l’on vote. Trump, lui, interprète le vote comme un choix du bien contre le mal, et n’a que mépris pour les thèses qu’on lui oppose, même quand elles sont portées par des mouvements de masse. Ces mouvements, pourtant, en disent plus long sur la légitimité de ses initiatives que son score électoral : il est désormais jugé sur ses actes et non sur ses promesses. C’est au présent, selon les réactions que suscite telle ou telle décision, qu’un gouvernant sait s’il respecte ou non la volonté des citoyens. Si, comme le disait Rousseau, « du silence universel on doit présumer le consentement du peuple », des multiples colères que l’on a vu éclater depuis un mois on doit présumer le refus du peuple américain d’être gouverné comme il l’est.
Tout ceci ne signifie pas que Trump doit se soumettre ou se démettre, renoncer à ses projets du seul fait qu’ils suscitent des oppositions : c’est aussi le rôle du politique que de ne pas suivre l’opinion. Mais cela signifie que sa prétention à la légitimité est mal fondée, et que le populisme trumpien verse d’ores et déjà dans la dérive la plus redoutable de la démocratie représentative : la dictature de la majorité sur la minorité.
* Billet paru dans Le Soir.