Pourquoi le stemblok pose question

Fait politique inhabituel, un député régional bruxellois PS, Julien Uyttendaele, a déposé à la mi-novembre une proposition d’ordonnance cosignée par deux députés MR, Vincent De Wolf et Viviane Teitelbaum, qui siègent dans l’opposition et non dans la majorité (Le Soir du 19 janvier).

Cette proposition de réforme électorale n’a presque aucune chance d’aboutir, car elle n’est soutenue ni par le PS ni par Ecolo. En outre, elle s’attaque à une pratique, couramment dénommée stemblok, à laquelle les partis néerlandophones sont très attachés à Bruxelles. Elle consiste à soutenir, en bloc, tous les candidats d’une même liste présentant une caractéristique commune (toutes les femmes, tous les néerlandophones…), et à les faire ainsi élire en grand nombre au détriment d’autres candidats de la même liste qui n’ont pas bénéficié de ce type d’appui.

Il y a ici une double rupture d’égalité, comme l’indique la proposition d’ordonnance. Entre les électeurs, car ceux qui ne recourent pas au stemblok influent moins sur les résultats du scrutin que ceux qui y recourent. Et entre les candidats, tous ne profitant pas de ce mécanisme. Mais en fait, ces deux formes d’inégalité ont la même racine, qui engendre un des effets pervers de ce système.

Pour pratiquer le stemblok, il faut pouvoir identifier les candidats qui présentent une caractéristique commune à partir de leurs seuls noms et prénoms (quitte à se tromper, car les apparences sont parfois malicieuses…). On peut ainsi, sans les connaître individuellement, soutenir tous les membres d’une liste dont le patronyme semble révéler une même nationalité d’origine, un même sexe, une même appartenance linguistique ou une même religion. Par contre, on voit mal comment pratiquer le stemblok en faveur des ouvriers, des athées, des jeunes ou des indépendants, par exemple, sur la seule base des noms des candidats.

On ne peut donc pas dire, comme on le fait parfois, que tout le monde vote de manière communautaire : cela revient à oublier que certaines appartenances sont visibles sur les listes tandis que d’autres ne le sont pas. D’où la double rupture d’égalité déjà évoquée, qui concerne en définitive les candidats bien plus que les électeurs : certains d’entre eux peuvent bénéficier d’un effet d’identification collective, fédérer sur leur nom et prénom, là où d’autres n’y parviendront pas. Ce qui pèse, bien évidemment, sur l’attitude des partis politiques à l’égard du stemblok. Tous les partis n’ont pas les moyens ou la volonté de composer des listes électorales en fonction de cette pratique, et on imagine le déchirement du Vlaams Belang à son propos, lui qui déplore sa contribution à l’élection de nombreux candidats d’ascendance étrangère mais qui ne peut pas lâcher les Flamands de Bruxelles…

Ce qui précède le suggère, ce sont surtout les minorités, ou les groupes dominés comme les femmes, qui pratiquent le soutien collectif afin de mieux se défendre, et c’est le meilleur argument en faveur de ce système. Mais cela ne doit pas empêcher de l’examiner d’un œil critique, car il rompt avec les principes fondateurs de la démocratie représentative.

Dans un pays qui, comme la Belgique, refuse le panachage des voix entre différentes listes, le vote est supposé traduire une préférence politique en faveur d’un parti et de son programme : il est « communautaire » en ce sens précis. Par contre, choisir une liste, comme certains semblent le faire, en fonction du nombre de candidats relevant d’une même communauté remplace l’adhésion aux idées par la défense du groupe d’appartenance.

Quant aux votes de préférence, ils permettent aux électeurs de départager les candidats d’une même liste plutôt que de laisser le parti les hiérarchiser. Ces votes nominatifs sont censés reposer sur une évaluation individuelle : ils doivent permettre de soutenir les candidats les plus aptes, ou ceux dont on se sent personnellement le plus proche. Soutenir en bloc un ensemble de candidats dont on n’évalue pas les mérites singuliers mais seulement l’appartenance à un groupe revient donc à transformer un vote de préférence en vote catégoriel.

C’est évidemment à la fois légal et légitime, si l’on estime que les catégories en question méritent d’être soutenues – c’est d’ailleurs dans cet esprit que l’on a imposé la parité entre les sexes sur les listes électorales. Mais cela infléchit le système représentatif dans un sens bien particulier, qui privilégie la défense d’intérêts préétablis plutôt que l’attention portée aux meilleurs arguments. Car les élus n’ignorent pas qu’ils doivent leur siège à un stemblok, et ils sont ainsi encouragés à suivre les priorités de leurs électeurs, dont ils peuvent même se sentir prisonniers : cela joue au plan linguistique, en Belgique, comme cela a joué à Bruxelles sur la question de l’abattage rituel. Or un des principes clés de la démocratie représentative réside dans l’indépendance des élus à l’égard de leurs électeurs, sans laquelle la délibération politique perd de son sens.

Si chaque élu est soutenu par une catégorie sociologique déterminée et en défend systématiquement le point de vue, un véritable accord entre les groupes qui s’affrontent devient impossible, car il exigerait que chacun transcende sa position de départ au profit d’une solution partagée. Les personnes élues grâce à un stemblok gardent évidemment leur droit à l’indépendance, mais elles ne sont pas encouragées à en faire usage. Et la législation qui permet une telle pratique renforce une vision bien déterminée de la démocratie, qui en fait le champ de bataille d’intérêts catégoriels voués à s’affronter indéfiniment, avec pour principale issue la conclusion de compromis fondés sur des rapports de force. C’est une vision défendable, si l’on se place du côté des minorités qui ont des droits à conquérir. Mais c’est aussi une vision désenchantée, qui tend à figer les appartenances et à privilégier celles qui ont les moyens de se structurer et de se défendre.

Cela aurait donc du sens de réviser la législation qui autorise le stemblok. Et ce d’autant plus que ces dernières années, une aspiration puissante s’est développée en faveur d’un mécanisme très différent : la désignation, par tirage au sort, de citoyens invités à délibérer sans devoir leur présence à des électeurs dont ils devraient suivre la volonté. Ce dispositif permet lui aussi aux membres des minorités de se faire entendre, mais sans les mettre sous la dépendance d’une base électorale.

Par Vincent de Coorebyter « Le Soir », le 25 janvier 2023.

(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que son auteur.

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