par Vincent de Coorebyter, ce n’est qu’une impression personnelle, qui devrait être testée et confirmée. Mais il me semble que la loi sort du purgatoire et connaît un retour en grâce, après plusieurs décennies qui l’ont décriée, la jugeant obsolète, trop abstraite et trop rigide.
Je parle de « loi », ici, au sens français du terme, qui en fait la clé de voûte de l’ordre juridique, la règle générale et impersonnelle dont l’application est confiée au pouvoir exécutif et le respect au pouvoir judiciaire, et dont le contenu doit, idéalement, permettre d’en déduire les conséquences dans tous les cas de figure.
Cette conception rationaliste de la loi, liée à la notion d’intérêt général, a été mise sous pression de trois manières au moins. Tout d’abord, le droit anglo-saxon a connu une influence croissante, qui a fait valoir une manière presque inverse de considérer la norme juridique. Celle-ci n’est pas le produit exclusif d’un parlement incarnant la volonté générale mais doit se fonder sur des précédents, sur la jurisprudence, sur l’examen de situations concrètes à partir desquelles les juges sont autorisés à créer un droit nouveau – ce que l’on appelle la common law. Ensuite, la vague néolibérale des années 1980 et suivantes a fustigé dans la loi un régime d’obligations et d’interdictions contraire aux intérêts de l’économie et de la société, dont la bonne marche repose sur la libre concurrence, la course à l’innovation, l’abolition des contraintes qui étouffent la rentabilité des entreprises. Enfin, le climat d’individualisme, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur, est hostile à la loi : il érige en valeur suprême la liberté de choix, l’autodétermination, la singularité des parcours et des pratiques – la loi, comme les bonnes mœurs, faisant alors figure de convention dépassée.
A l’aune de ces conceptions très éloignées du culte français de la loi, cette dernière apparaît comme une survivance d’un autre âge, presque ridicule. C’est Régis Debray, je crois, qui écrivait qu’un républicain, c’est quelqu’un qui s’arrête à un feu rouge, un dimanche à quatre heures du matin dans le désert de Gobi…
Pourtant, la loi revient en grâce, et ce n’est pas une bonne nouvelle. Car ce retour est la conséquence de multiples impasses. On réinstaure des lois de contrainte ou d’interdiction parce que les solutions alternatives ont montré leurs limites. Pensons aux lois qui imposent des quotas de femmes dans certaines enceintes, qui empêchent le cumul des mandats, qui interdisent la discrimination, qui plafonnent des rémunérations, qui pénalisent le harcèlement de rue ou qui interdisent l’usage de substances polluantes (diesel, sacs plastiques, perturbateurs endocriniens, glyphosate, etc.) : ces lois traduisent au moins deux échecs.
Echec, d’abord, de l’autonomie individuelle, du bon usage de la raison, de la bonne volonté morale. Toute une bouillie vaguement libérale, qui voulait nous convaincre que nous serions plus vertueux par nous-même qu’en nous soumettant à des interdits, a été contredite par les faits. Des comportements problématiques ont perduré bien plus longtemps qu’on ne l’espérait, contraignant le politique – sur l’injonction des groupes de pression hostiles à ces comportements – à légiférer là où il préférait temporiser. Malgré un intense travail de l’école, de la société civile et des médias, il a fallu user du bâton pour prendre le relais de la persuasion, les actes et les mentalités n’évoluant pas assez vite.
Echec, ensuite, de l’autorégulation du monde économique, qui a constitué une sorte de mantra pour nos dirigeants pendant plusieurs décennies. On le voit encore aujourd’hui avec le dossier des fake news, dans lequel les partisans de l’autorégulation s’opposent farouchement à l’idée de légiférer. De fait, on doit s’inquiéter de projets de loi qui, comme en France, visent à interdire certains types de contenus au risque de mener à une censure d’Etat. Mieux vaut encourager l’éducation aux médias, la vigilance critique, l’autorégulation du Net. Mais au vu des intérêts économiques en jeu, on peut douter que cela suffise. Comme l’a rappelé Le Soir dans son édition du 23 juillet, Facebook, malgré ses promesses de lutte contre la désinformation, n’a aucun intérêt à bloquer drastiquement des mensonges qui font le buzz et engendrent une foule de réactions sur son réseau social : ces contenus lui rapportent de l’argent, comme ils en rapportent aux officines qui les initient. On le voit dans les dossiers liés à l’environnement : l’autorégulation bute sur l’intérêt particulier des entreprises censées s’y convertir – là où la loi, issue d’un débat politique, doit permettre de viser l’intérêt général. Dans l’intervalle, un temps considérable a été perdu, et des drames ont été consommés, avant que l’on interdise ce qu’il fallait évidemment interdire.
Le retour de la loi sonne donc comme un rappel de notre finitude, comme la fin d’une certaine naïveté, du progressisme individualiste et libéral qui a dominé le dernier tiers du 20e siècle. Mais ce retour provoque un déplacement de la finitude : ce sont les limites de l’Etat et du politique qui vont à nouveau se faire sentir, car il n’est pas simple de régenter des comportements par décret. User de la norme plutôt que de la persuasion peut nous faire régresser, nous faire revenir au règne des contraintes externes qui définit les sociétés traditionnelles par contraste avec la modernité.
Une des vertus de la loi – que l’on pense à l’incrimination de comportements sexistes – est de marquer ce dont toute collectivité a besoin : un interdit social, une valeur suprême à laquelle on ne peut déroger. Mais il ne faudrait pas que les politiques, après avoir accordé trop de crédit à la pédagogie et à la bonne volonté, croient avoir achevé leur travail quand ils légifèrent. Il ne suffit pas de rédiger et de voter, puis de laisser à la police et aux tribunaux le soin de réprimer : une bonne loi est une loi qui ne trouve pas à s’appliquer. On voit déjà réapparaître un phénomène que les historiens connaissent bien, le fait de prendre plusieurs lois successives sur un même sujet – non pas parce qu’elles sont efficaces, mais parce qu’elles ne le sont pas et que le législateur doit à chaque fois durcir la loi précédente. Il faut savoir assumer ce processus pour en finir avec des pratiques inadmissibles. Mais il ne peut pas devenir le nouveau modèle de l’action publique : il faut toujours chercher à l’éviter en pariant aussi, malgré tout, sur l’intelligence.
Publié par Le Soir le 2 août 2018