Depuis quelques jours, les médias multiplient les titres chocs pour souligner les tensions qui minent la Vivaldi dans une série de dossiers : pensions, sortie du nucléaire, politique de l’emploi… Certains commentateurs s’inquiètent : le gouvernement fédéral tombera-t-il avant les élections de 2024 ? La plupart déplorent ces chamailleries, qui retardent la prise de décision et minent la confiance des citoyens envers le monde politique. Pourtant, nous devrions nous réjouir de ces controverses et dire « Encore » plutôt que « Stop », si l’on songe à une célèbre émission radiophonique.
Tant mieux si les partis s’affrontent au sein d’un gouvernement de coalition : c’est à cela qu’ils servent. Si nous votons tous les cinq ans, c’est pour choisir entre des valeurs, des programmes et des visions de la société qui divergent ou qui se contredisent, et dont on considère qu’il revient aux électeurs de les hiérarchiser, de leur accorder plus ou moins de poids à l’aide de leurs votes (les voies alternatives étant la technocratie ou la dictature). S’il n’existait pas de différences profondes au sein de la société, qu’il s’agisse d’intérêts ou d’identités, le vote ne servirait qu’à départager des personnes et non des projets, qu’à choisir les plus vertueux ou les plus compétents. Mais il existe bel et bien des clivages de fond qui ont donné naissance aux principaux partis, et c’est leur rôle de défendre les priorités sur lesquelles ils se sont fait élire : s’ils ne se battaient pas pour cela, on les accuserait de trahir.
Il vaudrait évidemment mieux avoir un gouvernement uni sur les enjeux essentiels, comme la lutte contre les dérèglements climatiques ou contre les inégalités. Mais même sur l’essentiel, des divergences légitimes sont inévitables, comme en témoigne le dossier du nucléaire. Faut-il sortir de cette énergie dangereuse et extrêmement polluante sur le long terme, ou préférer des centrales nucléaires à des centrales au gaz qui émettent de grandes quantités de CO2 ? Quel mix énergétique choisir pour concilier la sécurité d’approvisionnement et le respect de la nature ?
Des questions aussi difficiles se posent dans tous les domaines, et les divisons entre les partis, avant de refléter des calculs électoraux ou des obsessions idéologiques, traduisent la complexité objective de la réalité. Tout le monde n’a pas raison, mais il y a une multiplicité de points de vue parce qu’il y a une multiplicité de facettes dans chaque dossier ou presque, ce que les lobbys en tout genre ne cessent de rappeler aux élus. Avant de déplorer que les partis perdent du temps à s’affronter, réjouissons-nous qu’ils mènent le débat, soulignent des enjeux auxquels d’autres n’ont pas pensé et soient contraints, précisément parce qu’ils ne sont pas d’accord entre eux, à articuler et à hiérarchiser ces enjeux afin de nouer des compromis.
C’est aussi à cela que sert le scrutin proportionnel. Si, conformément à une vision défendable au 19e siècle, il n’existait que deux grandes classes sociales ou deux grandes lignes politiques, de droite et de gauche, on pourrait se satisfaire d’un scrutin majoritaire qui propulserait un seul parti au gouvernement et lui permettrait de décider de manière rapide et cohérente, en ne dialoguant qu’avec lui-même. Mais la Belgique, pays traversé par de multiples clivages, a choisi le scrutin proportionnel afin que les principales tendances politiques aient une chance réelle de participer au pouvoir. Même avec 15 % des électeurs dans une seule région, on peut décrocher, à la proportionnelle, assez de sièges pour participer à un gouvernement et y faire valoir ses priorités, ce qui permet à un grand nombre de questions d’être au centre de l’agenda politique à un moment ou l’autre. C’est une manière efficace d’éviter toute tyrannie de la majorité, toute prééminence d’un seul type d’intérêts.
Il est vrai qu’aujourd’hui, ce système atteint ses limites : les partis les plus puissants tournant autour de 25 % des voix dans une seule région, les coalitions gouvernementales sont de plus en plus complexes, réunissant de trois à sept partis. Mais, là encore, cela reflète l’état de la société. Les controverses sont aussi nombreuses que les partis, au sein de la Vivaldi, parce que les clivages se sont multipliés : aux trois clivages classiques (intérêts respectifs de la religion et de l’Etat, des possédants et des travailleurs, du fédéral et des entités fédérées) se sont ajoutés des clivages autour de la priorité à accorder à l’économie ou à l’environnement, d’une part, et de la gestion des flux migratoires et de la multiculturalité, d’autre part. Certains enjeux, heureusement, font consensus, comme la défense des droits des femmes, à laquelle plus personne ne s’oppose ouvertement. Mais la plupart des grands dossiers divisent, de sorte qu’il est devenu illusoire d’avoir des gouvernements unis et cohérents, qui dérouleraient leur programme sans accroc.
La véritable question n’est donc pas de savoir si les partis doivent éviter les controverses inutiles : une fois les divergences de fond mises sur la table, il va de soi qu’ils doivent s’accorder au mieux et au plus vite. La vraie question est de savoir s’ils peuvent adopter de bonnes décisions en ayant la prochaine élection en ligne de mire, ou s’il faudrait sortir du système représentatif fondé sur l’élection, au moins dans certains domaines.
La perspective des prochains scrutins est mauvaise conseillère : elle incline à verser dans la démagogie, les petites phrases, les promesses sans fondement, la surenchère, le clientélisme… Dès lors, il vaudrait mieux confier certaines décisions à des assemblées de citoyens tirés au sort, qui seront certes traversées par les mêmes divergences, mais qui ne seront pas tentées de les régler sur la base de calculs électoraux.
Il faut cependant rappeler, en sens inverse, qu’en gardant la prochaine élection à l’esprit, nos gouvernants se préoccupent de la volonté du peuple : cela nous donne du pouvoir entre deux scrutins, en plus de la possibilité de choisir nos représentants. Opter pour le tirage au sort, c’est au contraire confier les clés à de simples citoyens éclairés par des experts, en faisant le pari qu’ils auront intérêt à prendre de bonnes décisions parce qu’ils subiraient, comme tout le monde, les conséquences des mauvaises. Est-ce une garantie suffisante ? C’est la question à trancher, si l’on tient à éviter les tensions politiques.
Par Vincent de Coorebyter publié dans Le Soir, le 8 septembre 2021.
(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que son auteur