Cahier de crise #27 du 15 mai 2020 : Préparer le monde d’après par des élections : un goût de trop-peu ?

La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.

En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.

Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.

Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.

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Alors que le Conseil national de sécurité (mais est-ce bien lui ?) annonce ce mercredi 13 mai 2020 le passage prochain en phase 2 du plan de déconfinement, on peut se prendre à rêver. A rêver d’un après-COVID-19, à rêver à un retour à la normale. D’aucunes[1] s’insurgeront de la formule : pas question de retour à la « normale », puisque c’était précisément cette « normale » qui a permis à la pandémie de nous frapper si durement. Et d’enchaîner : ce n’est pas d’un retour à la normale dont nous avons besoin ; c’est d’une réinvention de notre mode de vie, de notre mode de consommation et de notre façon de faire de la politique.

Il n’aura en effet échappé à personne que les appels à construire un monde meilleur se multiplient. Personnalités médiatiques, actrices, artistes, personnel médical, académiques, citoyennes : elles sont nombreuses à exhorter à se saisir de la crise sanitaire comme d’une opportunité d’insuffler du changement dans un monde à bout de souffle. On peut penser ce qu’on l’on veut de certaines des tribunes qui ont récemment été publiées. Que l’on critique leurs autrices pour leur inconsistance ou qu’on applaudisse ces initiatives, un fait demeure : il existe une réelle volonté, plus ou moins partagée, de construire un « après-COVID-19 » dépouillé d’une série de cancers d’un ancien monde moribond.

Mais comment peut-on envisager de traduire cet élan et cet appel au changement en un véritable mouvement ? Doit-on répondre à ces rêveuses utopistes que leurs sentiments sont bien beaux, mais que le monde d’avant reviendra au galop à peine le virus maîtrisé ? Peut-être pas. Mais pour voir ces volontés traduites dans les faits, à tout le moins en Belgique, il faudrait que les astres s’alignent sur plusieurs points.

D’abord, il faudrait que des élections soient organisées dans la foulée de la sortie de crise. La tenue d’un scrutin est cependant, à notre estime, nécessaire mais en rien suffisant à permettre un réel changement de paradigme. Ainsi, ces élections devraient être organisées en étroite
collaboration avec les citoyennes, qui devraient pouvoir s’exprimer autrement que par le simple choix d’un parti pour déterminer les grandes orientations du monde de demain. En se prêtant à l’exercice, on se rend compte qu’ici, plusieurs formules pourraient être mobilisées ; the sky is the limit.

Les élections, une condition nécessaire…

La Première Ministre s’y est engagée alors que le Parlement votait la confiance à son gouvernement minoritaire : sauf regain de l’épidémie, elle viendra poser la question de confiance à la Chambre des
représentants en septembre. Si la situation sanitaire semble sous contrôle, il est probable que la confiance soit à cette occasion refusée à l’actuelle équipe gouvernementale. Par conséquent, le gouvernement Wilmès II devra expédier les affaires courantes – et une nouvelle phase de négociations gouvernementales s’ouvrira alors. Les plus cyniques (ou les plus lucides ?) s’interrogent déjà sur les perspectives de voir aboutir de pareilles négociations. Pourquoi parviendrait-on plus facilement à former un gouvernement après la crise sanitaire qu’avant celle-ci ?

Partant, des voix de plus en plus nombreuses appellent à la tenue d’élections à la démission du gouvernement Wilmès II. On pense notamment aux cartes blanches de Régis Dandoy[2], de Jérémie Tojerow[3], ou encore de Vincent de Coorebyter, reprise dans le carnet
de crise n°26 du Centre de droit public
. Nous ne pouvons que les rejoindre dans leur appel : on peut raisonnablement s’imaginer que le Parlement composé à l’issue du scrutin de mai 2019 ne reflète plus les réelles préoccupations de la population. Ce constat est a fortiori applicable à l’exécutif fédéral dans la mesure où, comme le relève Vincent de Coorebyter, l’actuel gouvernement Wilmès II est en réalité l’héritier – amputé de la N-VA – du gouvernement Michel I, installé après le scrutin de 2014. En six ans, beaucoup de choses ont changé – surtout lorsque l’on voit ce que trois mois ont fait à nos sociétés. On peut penser sans trop s’avancer que la crise sanitaire que nous connaissons a frappé durement les fondements de notre société et qu’il est peut-être temps de renégocier notre pacte social, comme l’évoquait Lucien Rigaux dans le carnet de crise n°18 du Centre de droit public.

Il n’entre pas dans notre propos de reproduire les plaidoyers pour des élections que nous citions plus haut. Aussi se contentera-t-on d’affirmer que la tenue d’élections permettrait aux différents acteurs politiques, lors de la campagne électorale, de clarifier leur vision du monde d’après – que celle-ci aient évolué à la suite de la crise sanitaire ou non – et aux électrices de faire valoir leurs choix et leurs désirs pour ce « demain ».

… mais pas n’importe quelles élections

Mais il nous semble que la seule tenue d’élections ne suffira(it) pas. Certes, une nouvelle dynamique politique pourrait peut-être s’instaurer à l’issue d’un scrutin à l’automne. Cependant, espérer que des élections pourraient faire bouger les lignes au point de remettre en cause certains dogmes ou principes fondamentaux de l’organisation de nos sociétés nous semble relever du mirage démocratique. Compter sur les règles classiques du gouvernement représentatif pour transformer en profondeur ce dernier, voire le dépasser, ne semble pas fécond.

Pour tirer les leçons de la crise et proposer une refondation de notre organisation sociale, institutionnelle et politique, il faut plus que des élections. Il faut laisser la possibilité aux citoyennes d’exprimer leurs préférences, leurs projets et leurs envies pour demain. Se limiter à leur permettre de désigner l’une ou l’autre députée qui appliquera avec plus ou moins de discipline le programme de son parti, c’est s’engager dans la voie d’un échec annoncé.
Que faire, dès lors ?

D’abord, il conviendrait d’organiser les élections en question non comme conséquence d’une incapacité à former un nouveau gouvernement, mais comme tremplin à un nouveau projet politique résolument positif. Dès lors, il faudra rendre à l’article 195 de la Constitution sa signification originaire. Cet article, qui prévoit la procédure de révision de la Constitution belge, décrit une révision en trois temps :

1. Le pouvoir législatif fédéral (comprendre : la Chambre, le Sénat, et le gouvernement fédéral) décide qu’il y a lieu de réviser la Constitution. Chaque branche adopte donc une déclaration de révision de la Constitution. À la Chambre et au Sénat, cette déclaration est votée à la majorité simple. Au sein du gouvernement, elle est adoptée au consensus. Dans cette déclaration, le pouvoir législatif décide d’ouvrir certains articles à révision, dont il dresse la liste. Seules les dispositions reprises dans les déclarations des trois branches du pouvoir législatif seront ouvertes à révision et pourront éventuellement être modifiées.

2. Dès la publication de ces trois déclarations au Moniteur belge, les Chambres sont dissoutes de plein droit (c’est-à-dire automatiquement), et des élections sont organisées dans les quarante jours.

3.Les Chambres nouvellement élues statuent sur les articles ouverts à révision, et uniquement sur ceux-ci. Elles peuvent les modifier, mais n’y sont pas contraintes. En aucun cas, cependant, elles ne peuvent réviser un article qui n’a pas été ouvert à révision. Afin d’adopter la révision en tant que telle, les Chambres doivent respecter un quorum de présence de 2/3 de leurs membres, et, parmi les présents, au moins 2/3 doivent voter dans le sens de cette révision. Ainsi, à la Chambre, qui compte 150 élues, pour que la déclaration soit adoptée, il faut au minimum 100 députées présentes, et que, parmi celles-ci, au minimum 67 votent en faveur de la révision

Même si cela n’est pas explicite dans les travaux du Congrès national, la doctrine est unanime à reconnaître que cette procédure, si elle est lourde, présente toutefois le mérite d’associer indirectement le peuple à la révision constitutionnelle par le biais d’élections. En principe, donc, lorsque des velléités de révision de la Constitution se font assez précise, la dissolution des Chambres et la tenue d’élections vise à permettre de centrer la campagne électorale sur la question constitutionnelle. Chaque parti politique peut alors exposer ses vues quant à la manière dont il convient, d’après lui, de modifier la loi fondamentale.

En pratique, cependant, cette vertu de l’article 195 a été quelque peu perdue de vue. En effet, l’adoption d’une déclaration de révision de la Constitution est devenue, depuis la Seconde guerre mondiale, le mode normal de dissolution des Chambres et de convocation des électeurs. Autrement dit, à chaque élection législative depuis lors, les électrices belges votaient non seulement pour renouveler les Chambres, mais aussi, implicitement, pour une certaine vision de la révision constitutionnelle. Or, les campagnes électorales que nous connaissons depuis lors ne reflètent pas réellement ce constat : elles ne sont en rien centrées sur la question constitutionnelle. En définitive, il apparaît que le recours systématique à l’article 195 comme fin classique

Il est temps de réinvestir cette disposition constitutionnelle ! Que des élections soient organisées à l’automne, soit. Mais elles devraient l’être à la suite de l’adoption d’une déclaration de révision de la Constitution qui soit ambitieuse et innovante. C’est la condition sine qua non à ce qu’un véritable débat de fond sur l’avenir de la Belgique et de la société belge puisse être tenu. Il faut que, sur la base de cette déclaration ambitieuse, les partis expriment clairement leur vision de la société de demain, sans ambages, dans une campagne électorale dont le centre de gravité doit être la révision de la Constitution.

Et surtout, surtout… Il ne faut pas voir un gouvernement en affaires courantes doucher les ambitions révisionnistes qui naîtraient à la Chambre ou au Sénat, comme ce fut le cas du gouvernement Michel II. En avril 2019, en effet, la Chambre et le Sénat avaient chacun adopté une déclaration de révision de la Constitution qui contenait une longue énumération d’articles à ouvrir à révision. Le Parlement souhaitait donc – c’était manifeste – rendre possible une révision profonde de notre pacte fondamental. Cependant, le gouvernement Michel II (alors démissionnaire et minoritaire), se cloîtrant dans une interprétation contestable de la coutume constitutionnelle, se contenta de reprendre à son compte la déclaration de révision de la Constitution adoptée cinq ans plus tôt, en 2014. En conséquence, furent seules ouvertes à révision les quelques dispositions se trouvant sur les trois déclarations. Le gouvernement avait donc, contre l’avis du Parlement, terriblement appauvri et cadenassé les possibilités de débat constitutionnel. Il ne serait pas acceptable – aujourd’hui plus que jamais – de voir un exécutif minoritaire et dépourvu de ses pleins pouvoirs adopter une déclaration de révision de la Constitution qui soit rachitique dans le but de geler le débat constituant pourtant appelé de ses vœux par le Parlement.

Les élections, un remède insuffisant

Même dans ces conditions, il sera difficile de véritablement construire un monde nouveau qui répondent aux aspirations des citoyennes. Pourquoi ? Parce que la modification profonde de notre système institutionnel, politique ou social ne peut se contenter d’un entre-soi parlementaire dans lequel les électrices n’interviennent que pour donner à chaque parti un nombre de députée visant à les renforcer dans le bras de fer qui s’engagera leurs des négociations gouvernementales. Par ailleurs, se contenter du cadre restreint des élections pose une série de problèmes quant à la manière d’interpréter des résultats électoraux. Comment, en effet, donner un sens à un vote en faveur de tel ou tel parti ? La littérature scientifique démontre qu’il existe des myriades de facteurs qui déterminent le vote qu’émettra une électrice. Peut-on réellement interpréter sans nuances un vote N-VA comme une adhésion à un projet séparatiste ? Peut-on de même associer un vote PTB à des velléités maoïstes ? Une citoyenne ne peut-elle pas s’identifier au projet social du PS tout en se retrouvant dans certaines valeurs du MR ? Comment exprimer pareil tiraillement au moyen d’un bulletin de vote ? Partant, au vu des énormes difficultés d’interprétation des résultats électoraux quant à la société rêvée par les électrices, couplées aux négociations et renoncements liées aux nécessités de former une coalition – et donc de renoncer à une partie de son programme – la montagne électorale semble ne pouvoir accoucher que d’une souris.

Il faut donc se lancer dans une « réforme de l’État citoyenne », pour emprunter la formule à Anne-Emmanuelle Bourgaux. Il faut construire un État plus efficace, plus en phase avec les aspirations citoyennes, plus démocratisé. Et pour cela, on ne peut concevoir que la réforme se fasse sans les citoyennes. Si l’on veut véritablement donner sa chance à un changement de paradigme, il faudra le faire avec pour les citoyennes, avec les citoyennes… Voire par les citoyennes.

Pour ce faire, les possibilités sont nombreuses. Libéré d’un carcan constitutionnel trop rigide ou interprété de manière trop rigide, un nouveau pouvoir constituant pourrait se tourner vers les citoyennes avec une question : « quelle Constitution voulons-nous ? ». Cette question peut être posée selon de nombreuses modalités. Nous n’évoquerons que certaines d’entre elles, mais notre leitmotiv est le suivant : si on accepte de discuter sérieusement de notre pacte fondamental et de la manière de le remettre au goût du jour, seule l’imagination des belges doit faire office de limite à la discussion. Ce qui est essentiel, c’est de ne pas limiter le débat constitutionnel qui se nouerait alors à des questions de tuyauteries du fédéralisme. Il ne faudra avoir aucun tabou, dans aucun sens. On doit pouvoir parler de démocratisation de nos institutions, de tirage au sort ou de référendum, de création de nouveaux droits civils ou politiques, mais aussi – si la question est soulevée – de rapports entre le Nord et le Sud du pays.

Pour réécrire et réenchanter notre Constitution, on peut imaginer s’inspirer de la Convention constitutionnelle irlandaise. Un travail de longue haleine peut rassembler à cette fin femmes politiques, actrices de la société civile ou citoyennes intéressées. Pourquoi pas, également, rebondir sur l’expérience citoyenne du G1000 ? On peut imaginer soumettre les principales orientations de ce texte nouveau à un référendum, voire à ce que certaines qualifient de « préférendum »[4].

En s’inspirant des commissions délibératives créées au Parlement bruxellois ou du dialogue citoyen en Communauté germanophone, il serait envisageable d’associer des citoyennes, qu’elles soient tirées au sortou sur une base volontaire (en ménageant alors un certain équilibre de profils socio-économiques), aux discussions parlementaires. Il est même envisageable de confier un véritable pouvoir décisionnel à ces commissions citoyennes. Pourquoi pas, dans la même optique, faire du Sénat une chambre de citoyennes tirées aléatoirement ?

Historiquement, le tirage au sort est étroitement associé à la démocratie : Bernard Manin ou David Van Reybroeck le montrent bien. Une réforme de l’État citoyenne permettrait de donner sa chance à ce tirage au sort, qu’on l’associe où nous à une forme plus classique de représentation – même si d’aucunes diront que le tirage au sort est lui aussi une forme de représentation. Représentation qui pourrait elle aussi en ressortir transformée, par exemple en imposant la rotation des charges.

Bref, les idées ne manquent pas et il n’entre pas dans notre propos d’en faire la cartographie complète. Ne laissons pas ces idées demeurer lettre morte. Pour transformer le drame de la crise sanitaire en opportunité, il faut des élections, mais elles ne suffiront pas. Il faut que la représentation parlementaire actuelle adopte une déclaration de révision constitutionnelle ambitieuse, sans tabou. Il faut qu’à peine élues, les nouvelles Chambres associent les citoyennes à leurs travaux.

Sans cela, la crise sanitaire n’aura été qu’une parenthèse angoissante, qui se renfermera en plantant un clou supplémentaire sur le cercueil de nos ambitions de démocratisation.

Thibauld Gaudin, Assistant et doctorant au Centre de droit public de l’ULB


[1] Dans cet article, le féminin fera office d’indéfini.

[2] R. Dandoy, « Une commission
d’enquête parlementaire ? Oui, mais d’abord des élections ! », Le Soir, 28 avril 2020. Disponible
en ligne
.

[3] J. Tojerow, « Covid 19 : un avant et un après ? Après le temps des docteurs, celui des électeurs », Le Soir, 17 avril 2020. Disponible en ligne.

[4] C’est-à-dire une consultation décisoire dans laquelle les citoyennes sont appelées à attribuer à chacune des options proposées une mention allant de « à rejeter » à « excellent ». Un « profil de mérite » est alors calculé à chaque proposition, ce qui permet de déterminer la « mention majoritaire » de chacune des propositions et donc de
déterminer l’option la plus plébiscitée. Voy. Sur ce mode de scrutin M. Balinski et R. Laraki, Majority Judgment. Measuring, Ranking ans
Electing,
MIT Press, Cambridge, 2011, 432pp.

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