Carnet de crise #20 du 24 avril 2020 : Le droit de retrait : un outil juridique central pour assurer la protection effective de la santé des travailleurs en période de COVID-19

La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.

En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.

Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.

Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.

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Ces dernières semaines, on a beaucoup parlé du droit individuel de retrait invoqué par un grand nombre de travailleurs en France pour se prémunir d’un risque de contamination au COVID-19. Ce droit est prévu par l’article L. 4131-1 du Code du travail français. Cet article prévoit qu’un travailleur « peut se retirer (…) de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». L’article L. 4131-3 précise qu’aucune sanction ni retenue sur salaire ne peut être prise à l’encontre du travailleur qui exerce légitimement ce droit.

A travers la reconnaissance du droit de retrait, les travailleurs deviennent des acteurs de leur propre sécurité et peuvent refuser de travailler s’ils font face à un danger grave et immédiat. Le législateur a ainsi consacré « un droit à la désobéissance » qui vient affirmer « la primauté du droit du salarié à son intégrité sur sa subordination juridique à l’employeur » [1] . Il s’agit d’une arme importante en vue d’assurer que l’employeur respecte ses obligations de protection de la santé des travailleurs. En vertu de l’article 4131-1, alinéa 3, du Code du travail français, l’employeur ne peut en effet pas demander au travailleur qui a exercé son droit de retrait de reprendre son activité tant qu’il n’a pas mis fin à la situation de danger grave et imminent, par exemple en mettant en place les mesures de protection adéquates.

Dans le cadre de la crise du COVID-19, l’exercice du droit de retrait en France a ainsi conduit certaines entreprises à devoir fermer, ou à limiter leurs activités à celles qui sont indispensables au fonctionnement du pays. C’est ainsi qu’un centre logistique d’Amazon a dû interrompre ses activités à l’exception de la vente de produits alimentaires et médicaux. Mais le droit de retrait a également été invoqué par des salariés qui travaillent dans des entreprises essentielles. Des postiers, des routiers, des employés de banque ou encore des policiers ont ainsi refusé de prendre le travail, tant que n’étaient pas mis à leur disposition des gants et des masques pour les protéger. Le droit de retrait qui était un instrument juridique jusque-là largement méconnu en France est donc devenu un instrument central de la protection de la santé des travailleurs dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Le droit de retrait se trouvant sous le feu des projecteurs chez nos voisins français, la presse belge s’est rapidement interrogée sur l’existence d’un tel droit en Belgique. Mais ce débat a été très rapidement clos. Ainsi, la RTBF a affirmé sans ambages, dès le 3 mars 2020, qu’il n’existerait pas de disposition équivalente à la disposition française en Belgique [2] . Dans les colonnes du Soir, il était pareillement relayé, le 17 mars 2020, que le droit de retrait ne serait pas prévu par le droit belge de la santé au travail [3] .

Dans ce carnet de crise, nous montrons qu’en dépit de ce qui a été affirmé, les travailleurs disposent bien d’un droit de retrait en Belgique. Ce droit est consacré à l’article I.2-26 du Code du bien-être au travail. Certes, à la différence de la France, aucun litige concernant le droit de retrait n’a, à notre connaissance, été soumis à la justice mais ce droit fait bien partie de notre arsenal juridique de protection de la santé des travailleurs. Il demeure très largement méconnu, en ce compris parmi les syndicats et les praticiens du droit social. On peut d’ailleurs regretter que le SPF Emploi n’ait diffusé aucune information au sujet de ce droit et de ces conditions d’exercice dans le cadre de la crise du COVID-19 (1.).

Demeuré jusqu’ici un droit « sur papier », le droit de retrait pourrait en effet prendre vie pour la première fois dans le contexte de la crise sanitaire actuelle. Il est donc urgent d’en préciser la portée et les conditions d’exercice. Nous nous y attelons dans la seconde partie de ce carnet de crise. Nous y montrons que l’ensemble des travailleurs sont titulaires du droit individuel de retrait, même s’ils exercent leur activité dans une entreprise essentielle. Il faut et il suffit que les travailleurs se retrouvent face à un « danger grave et immédiat » pour qu’ils puissent exercer leur droit de retrait. Nous expliquons ensuite que les travailleurs qui exercent leur droit de retrait ne peuvent en subir aucun préjudice, ce qui implique notamment qu’ils ont droit au paiement de leur rémunération (2.).

Les développements qui suivent sont davantage explicités et justifiés dans une contribution qui paraîtra prochainement [4] . Nous nous limitons ici à une présentation synthétique.

1. Sources juridiques du droit de retrait en Belgique

Le droit de retrait trouve sa source, en droit belge, dans l’article I.2-26 du Code du bien-être au travail (CBE) [5] . Cet article prévoit qu’« un travailleur qui, en cas de danger grave et immédiat et qui ne peut être évité, s’éloigne de son poste de travail ou d’une zone dangereuse ne peut en subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées ». Pour assurer l’effectivité du droit de retrait, le législateur impose à l’employeur de prendre des mesures et de donner des instructions pour permettre aux travailleurs exposés à un danger grave et immédiat qui ne peut être évité d’arrêter leur activité (Art. I.2-24, al. 2, du CBE). Du reste, la législation interdit à l’employeur, sauf exception dûment motivée, de demander aux travailleurs de reprendre le travail s’il n’est pas en mesure de mettre fin à la situation de danger grave et immédiat (Art. I.2-24, alinéa 3, du CBE).

Pour rappel, le CBE a rassemblé dans un seul texte, en 2017, tous les arrêtés d’exécution de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Si on remonte le fil des différents arrêtés royaux, on constate que le droit de retrait a été inséré dès 1996 dans la réglementation belge de protection de la santé au travail [6] .
Il a été introduit en vue de se conformer au prescrit de la législation européenne. L’intervention du législateur belge en 1996 visait en effet à transposer l’article 8, paragraphe 4, de la directive-cadre du 12 juin 1989 sur la santé et la sécurité au travail [7] . Le préambule de l’arrêté royal du 11 avril 1996 se réfère d’ailleurs à la directive européenne et le texte belge reprend, mot pour mot, le texte de l’article de la directive. Si le droit belge et le droit français contiennent une disposition similaire concernant le droit de retrait, c’est donc parce que le droit de l’Union européenne impose que ce droit soit sécurisé par les Etats nationaux.

Les dispositions belges et françaises diffèrent cependant légèrement dans leur libellé. La généalogie de la norme française explique cette différence, tout en éclairant la portée du droit européen (et donc belge).

Le droit de retrait a été introduit en France dès 1982 par la Loi Auroux [8] , avant l’adoption de la directive-cadre. Les travaux préparatoires de la loi Auroux consacrant le droit de retrait indiquent qu’elle s’est directement inspirée de la Convention n°155 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la santé et la sécurité des travailleurs, adoptée un an auparavant [9] . Le libellé de la loi française fait d’ailleurs très largement écho à celui de l’article 13 de la Convention n°155. Du côté européen, la proposition de directive de la Commission européenne ne contenait, au départ, pas de norme équivalente [10] . C’est le Comité européen économique et social ainsi que le Parlement européen qui ont proposé d’ajouter ce droit au texte de la directive, et ce afin d’aligner le droit de l’Union européenne sur le droit de l’Organisation internationale du travail [11] . Le droit de retrait introduit à l’article 8, paragraphe 4, de la directive-cadre, sur leur proposition, s’inspire ainsi directement de l’article 13 de la Convention n°155 [12] .

Cet article 13 prévoit qu’« un travailleur qui s’est retiré d’une situation de travail dont il avait un motif raisonnable de penser qu’elle présentait un péril imminent et grave pour sa vie ou sa santé devra être protégé contre des conséquences injustifiées, conformément aux conditions et à la pratique nationales ». Il est complété par l’article 19f), qui dispose que l’employeur ne peut demander aux travailleurs de reprendre le travail jusqu’à ce qu’il ait pris des mesures pour remédier au péril.

Le droit de retrait n’a été introduit en Belgique qu’en 1996, afin de se conformer au prescrit du droit de l’Union européenne, raison pour laquelle le législateur s’est quant à lui plutôt référé au libellé de l’article 8, paragraphe 4, de la Directive. La Belgique a cependant ratifié la Convention n°155 de l’Organisation internationale du travail en 2011 [13] . Il faut donc interpréter les normes belges consacrant le droit de retrait conformément à l’article 13 de la Convention n°155 de l’OIT, même si les libellés des dispositions diffèrent sur certains points.

En conclusion, il faut donc constater – à contrecourant des informations véhiculées jusqu’à présent – que la Belgique reconnait un droit de retrait aux travailleurs, par transposition des exigences du droit de l’Union européenne et du droit de l’Organisation internationale du travail. On peut s’étonner du manque de publicité qui y a été réservé par les autorités publiques et les organisations syndicales.

2. La portée et les conditions d’exercice du droit de retrait en Belgique

Afin de déterminer la portée d’une disposition légale, le juriste se tourne habituellement vers les décisions de jurisprudence qui appliquent la disposition à des cas concrets et, ce faisant, en précisent les contours. La situation est toutefois complexe en ce qui concerne le droit de retrait puisqu’il n’existe à notre connaissance aucune décision de jurisprudence portant sur l’application de l’article I.2-26. On notera par ailleurs qu’il n’existe pas jusqu’à présent, et sauf erreur, pas d’article de doctrine qui contribue à l’élaboration du régime juridique du droit de retrait en Belgique [14] .

En vue de dresser les contours du droit de retrait en Belgique, nous pouvons cependant utilement mobiliser le droit social européen et international, dès lors que la disposition belge doit être interprétée conformément à celui-ci. De même, dans une certaine mesure, nous pouvons nous appuyer sur la jurisprudence de la Cour de cassation française et sur la doctrine française relative au droit de retrait. En effet, nous avons vu, dans la partie précédente, que le droit français s’est directement inspiré de l’article 13 de la Convention n°155 de l’OIT. Le libellé des dispositions est d’ailleurs très proche, la disposition française étant toutefois plus précise. Afin d’éclairer l’interprétation à donner à l’article I.2-26 du CBE en Belgique, il est donc pertinent de se référer, en tout cas pour les passages qui reprennent littéralement le contenu de l’article 13 de la Convention n°155, à la jurisprudence de la Cour de cassation française ainsi qu’à la doctrine française et à les appliquer, par analogie, à l’article I.2-26 du CBE.

L’exercice du droit de retrait dans le contexte de la crise sanitaire du COVID-19 pose trois questions sur le plan de la sécurité juridique. La première question porte sur les conditions d’exercice du droit : l’exposition au risque de contamination au COVID-19 constitue-telle un danger grave et immédiat justifiant l’exercice du droit de retrait ? (a.) La deuxième question porte sur les limites à la jouissance du droit : les travailleurs exerçant leur travail dans une entreprise essentielles peuvent-ils être privés de leur droit de retrait? (b.) Enfin, la troisième question concerne les conséquences de l’exercice du droit de retrait, plus précisément la question du maintien de la rémunération : le travailleur qui exerce son droit de retrait a-t-il droit au paiement de sa rémunération alors qu’il n’a pas accompli de prestations de travail ? (c.)

a) L’exposition au risque de contamination au COVID-19, un danger grave et immédiat?

Le droit de retrait est conditionné à l’exposition du travailleur a un « danger grave et immédiat ».

La notion de « danger » est définie à l’article I.1-4, 1°, du Code du bien-être au travail. Il s’agit de « la propriété ou la capacité intrinsèque notamment d’un objet, d’une substance, d’un processus ou d’une situation, de pouvoir causer un dommage ou de pouvoir menacer le bien-être des travailleur ».

Au regard de l’état des connaissances médicales communiquées au grand public [15] , le SARS-CoV-2, virus provoquant la maladie du COVID-19, se transmet par de contacts interpersonnels directs (exposition des muqueuses aux gouttelettes et aérosols infectieux émis par une personne contaminée) ou indirects (exposition des muqueuses via les mains ayant été en contact avec des surfaces ou objets contaminés par les gouttelettes). Les personnes atteintes de la maladie peuvent ne pas présenter de symptômes. Lorsqu’ils sont présents, ces symptômes peuvent être bénins (toux, fièvre, dyspnée) mais également sévères (dont une pneumonie sévère avec un syndrome respiratoire aigu, qui peut être mortelle). A l’heure actuelle, il n’existe pas de traitement spécifique de la maladie, ni de vaccins contre le SARS-CoV-2 [16] . Les situations de travail impliquant des contacts interpersonnels directs ou indirects ont donc la capacité intrinsèque de pouvoir causer un dommage ou de pouvoir menacer le bien-être des travailleurs ; elles sont dès lors constitutives d’un « danger » au sens de la réglementation.

A la différence du concept de « danger », la notion de « danger grave et immédiat » n’est pas définie dans la réglementation. Les juridictions belges n’ont pas encore eu l’occasion de lui donner un contenu. A notre connaissance, la notion n’a pas davantage reçu une interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne, ni par les organes de contrôle de l’OIT. Dans ces circonstances, on peut se pencher sur le droit français, qui contient également la notion équivalent de « danger grave et imminent », et tout comme le droit belge, transpose le droit de l’Union européenne.
La circulaire française n°93/15 définit la notion de danger « grave » comme étant tout danger « susceptible de produire un accident ou une maladie entraînant la mort ou paraissant devoir entraîner une incapacité permanente ou temporaire prolongée » [17] . A priori, toutes les situations de travail impliquant des contacts interpersonnels directs ou indirects dans un contexte de pandémie de COVID-19 constitue donc un « danger grave ». La gravité du danger est notamment confirmée par la réaction du gouvernement belge qui a, face à l’urgence, interdit purement et simplement les rassemblements. D’après la jurisprudence et la doctrine française, l’existence d’un danger « grave » doit toutefois faire l’objet d’une appréciation au cas par cas. A cette fin, il convient de mesurer les risques de survenance du dommage, son importance et ses caractéristiques. Le risque de contamination peut, dans certains contextes professionnels, constituer un danger grave, par exemple si l’employeur n’a pas pris les mesures de précaution nécessaires pour limiter le risque de dommage ou encore au regard des qualités personnelles du travailleur (âge, état de santé, etc.) [18] . C’est ainsi, en fonction des circonstances, qu’il faudrait évaluer si les situations de travail impliquant des contacts interpersonnels directs ou indirects sont constitutives d’un danger grave.

La circulaire française définit ensuite la notion de danger « imminent » comme étant « tout danger susceptible de se réaliser brutalement dans un délai rapproché ». La jurisprudence française a précisé que c’est la situation de danger qui doit être imminente, le dommage pouvant se réaliser sur un temps plus éloigné [19] . La notion de danger grave et imminent doit en effet couvrir tous les risques d’atteintes à la santé, qu’il s’agisse d’accidents (qui impliquent souvent une réalisation simultanée du risque et du dommage, même si ce dernier peut encore s’aggraver par la suite) mais également de maladies (dont les symptômes n’apparaissent, le cas échéant, qu’un certain temps après l’exposition au danger). Ainsi la notion de danger imminent n’exclut pas celle de risque à effet différé, peu importe la vitesse de réalisation du dommage. A partir du moment où un travailleur est exposé à des contacts interpersonnels, il faut donc considérer que le danger est imminent et même, en l’occurrence, immédiat, même si les symptômes, en cas de contraction de la maladie n’apparaîtront qu’après le délai d’incubation.

Au regard de cette analyse, nous pouvons conclure que, tant qu’il n’existera pas de traitement de la maladie du COVID-19, ni de vaccin contre le virus, certaines situations de travail impliquant des contacts interpersonnels directs ou indirects seront constitutives d’un danger grave et immédiat justifiant l’exercice d’un droit de retrait.

Cela pourrait notamment être le cas au sein d’entreprises qui n’auraient pas mis en place des mesures de prévention adaptées au contexte concret du travail (sur les principes devant guider l’élaboration d’une politique de prévention, voir le carnet de crise #19). Rappelons à ce propos que la distanciation des postes de travail ne suffit pas. Elle doit être complétée par d’autres mesures. Celles-ci peuvent consister dans la réorganisation du travail (modification des horaires ou des processus de travail par exemple), la mise en place d’équipements matériels de protection opérant une séparation des postes et personnes, la désinfection systématique des lieux du travail (organisée en tenant compte des rotations des personnes et de manipulation successive d’objets, outils, etc. présentant des surfaces contaminables), la mise à disposition d’équipements de protection individuelle performants et adaptés (masques, gants, vêtements de protection). Ces mesures doivent être déterminées après une analyse fine de tous les aspects du travail (dont l’accès et les flux de personnes dans l’entreprise), et en concertation avec les travailleurs et leurs représentants. En l’absence de mesures, ou si celles-ci sont insuffisantes, le droit de retrait pourra être mis en œuvre.

b) Les travailleurs des entreprises essentielles, protégés par le droit de retrait ?

L’article I.2-26 du CBE consacre un droit individuel de retrait au profit de tous les travailleurs qui font face à danger grave et immédiat dans l’exercice de leur travail. Tous les travailleurs sont donc titulaires du droit de retrait, même s’ils travaillent dans une entreprise essentielle. Il faut et il suffit qu’ils se retrouvent face à un danger grave et immédiat pour qu’ils puissent exercer ce droit.

Pour rappel, l’article 3 de l’arrêté ministériel du 20 mars 2020 prévoit que les entreprises essentielles qui ne parviennent pas à respecter les règles du télétravail et de la distanciation peuvent rester ouvertes (à ce propos, voir le carnet de crise #7). Comme nous l’avons expliqué dans le précédent carnet de crise consacré au droit de la santé au travail (carnet de crise #19), cet arrêté ministériel ne suspend pas l’application du droit de la santé au travail. Les travailleurs des entreprises essentielles ne sont donc pas dépossédés de leur droit de retrait pendant la crise sanitaire. Pour autant qu’il soit nécessaire de le préciser, un arrêté ministériel ne pourrait de toute façon pas déroger au Code du bien-être au travail (valeur d’arrêté royal), qui est une norme hiérarchiquement supérieure.

Ainsi, un travailleur occupé dans une entreprise essentielle pourrait exercer son droit de retrait si son employeur n’a pas mis en place des mesures de prévention adaptées au contexte concret du travail, en y associant les travailleurs. Ce sera évidemment le cas si l’employeur n’a pas cherché à respecter les règles du télétravail et de distanciation mais cela pourrait également l’être si l’employeur n’a pas envisagé l’adoption de mesures complémentaires permettant d’éliminer le risque. En cas d’impossibilité technique démontrée à respecter les règles du télétravail ou de la distanciation, cela sera évident si l’employeur n’a pas mis à disposition des travailleurs des équipements de protection individuels tels que des masques et des gants. Mais cela pourrait également l’être si l’employeur n’a pas arrêté, en amont (et conformément aux exigences légales), des mesures collectives telles que celles citées ci-avant. L’employeur d’une entreprise jugée essentielle ne pourra pas se retrancher derrière l’article 3 de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 pour refuser l’exercice du droit de retrait par ses travailleurs, qui font face à une situation de danger grave et immédiat.

On rappellera enfin que, par application de l’article I.2-24, alinéa 4 du CBE, l’employeur ne peut pas demander aux travailleurs de revenir au travail s’il n’est pas en mesure de mettre fin à la situation de danger grave et immédiat. Un employeur d’une entreprise essentielle pourrait ainsi être contraint à fermer ses portes, tant qu’il n’a pas éliminé le danger grave et immédiat pour la santé des travailleurs. A ce propos, on soulignera que l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 n’impose d’ailleurs pas aux entreprises essentielles de demeurer ouvertes ; elles sont simplement autorisées à demeurer ouvertes. En application de la législation sur le bien-être, un employeur pourrait donc être contraint de fermer momentanément une entreprise essentielle.

Il faut toutefois noter que l’interdiction de formuler une instruction de reprise du travail dans le chef de l’employeur ne vaut pas en cas d’« exception dûment motivée ». Cette formule est tirée de l’article 8, §3, c) de la directive européenne. Dans la directive européenne, comme dans la Convention n°155, il est interdit que l’employeur puisse procéder à une telle instruction tant que la situation de danger grave et immédiat perdure. Mais, dans la Convention n°155, il n’est en revanche pas prévu que l’employeur puisse, par « exception dûment motivée », échapper à cette interdiction. Se pose la question de savoir si c’est l’employeur qui, dans des cas concrets, peut avancer une motivation particulière qui lui permettrait d’exiger la reprise du travail ou si c’est au législateur qu’il appartient de prévoir des circonstances spécifiques dans lesquelles les employeurs pourraient demander aux travailleurs de revenir au travail alors que la situation de danger grave et immédiat perdure. A défaut de toute indication dans les travaux préparatoires des textes nationaux et internationaux, d’une part, et de jurisprudence nationale et internationale, d’autre part, il est très difficile de se prononcer sur la question.

A priori, nous serions tentés de défendre la seconde option qui nous semble la seule conforme à la Convention de l’OIT qui ne prévoit pas cette exception et a placé le droit de retrait sous le titre « action nationale », qui assigne des obligations aux Etats et non aux employeurs. S’il appartient aux Etats de garantir la protection du droit de retrait, il nous semble que la possibilité de déroger à ce droit devrait également être placée sous le contrôle de ce dernier. Cette option n’exclut pas que la question soit réglée par la voie d’une convention collective de travail nationale ou sectorielle, plutôt que par arrêté royal. Cela correspondrait, du reste, à la situation en France, où le droit de retrait ne peut être limité que par une décision de réquisition des pouvoirs publics [20] .

Si on devait au contraire considérer qu’il s’agit d’une prérogative patronale, il faudrait alors considérer que l’employeur peut uniquement faire valoir une « exception dûment motivée » s’il est en mesure de démontrer qu’il a tout fait pour éliminer la situation de danger grave et immédiat. Il s’agit en effet de la seule interprétation compatible avec l’article 19 f) de la Convention n°155 de l’OIT, ratifiée par la Belgique, qui prévoit qu’une fois que la situation de danger grave et immédiat a été dénoncée à l’employeur, ce dernier doit prendre les mesures pour y remédier. Elle est par ailleurs la seule conforme à l’article 5, §1er de la loi belge sur le bien-être au travail qui impose à l’employeur de prendre les mesures nécessaires afin de promouvoir le bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. En toute hypothèse, cette exception à un droit qui vise à protéger l’intégrité des travailleurs doivent faire l’objet d’une interprétation stricte.

c) Le paiement de la rémunération, garanti aux travailleurs qui exercent leur droit de retrait ?

Se pose enfin la question des conséquences concrètes auxquelles s’expose un travailleur qui exerce son droit de retrait.

L’article I.2-26 du CBE dispose que le travailleur qui exerce son droit de retrait « ne peut en subir aucun préjudice et doit être protégé contre toutes conséquences dommageables et injustifiées ». La notion de « conséquences injustifiées » est empruntée à l’article 13 de la Convention n°155 de l’OIT. Il ressort des travaux préparatoires de cette convention que le terme «injustifiées» est à comprendre au sens d’«inéquitables» ou «indues».

Certaines conséquences sont à l’évidence visées : le licenciement motivé par l’exercice du droit de retrait ou encore les sanctions de nature disciplinaire. Qu’en est-il du droit à être rémunéré pendant la période de retrait ? Cette question est d’importance, sur le plan individuel mais également collectif. Le paiement de la rémunération constitue en effet une arme de pression économique pour convaincre l’employeur de l’utilité de remédier à la situation à risque.

En France, la réponse est claire : le législateur a expressément prévu qu’aucune sanction, ni « retenue sur salaire » ne pourra être prise à l’encontre du travailleur qui exerce légitimement son droit de retrait (article L. 4131-3 du code du travail). Ce dernier a donc le droit d’être rémunéré.

En Belgique, la loi est muette. Il faut donc mobiliser le droit du contrat de travail pour répondre à la question. Deux dispositifs sont applicables. D’une part, l’article 27, 2°, de la loi du 3 juillet 1978 sur le contrat de travail, qui organise le droit à la rémunération en cas d’absence de prestations. D’autre part, les règles de responsabilité, le droit à la rémunération se fondant sur la réparation en nature du dommage découlant de la faute de l’employeur.

L’article 27, 2° de la loi du 3 juillet 1978 prévoit que le travailleur conserve le droit à la rémunération s’il était apte à travailler au moment de se rendre au travail et qu’il n’a pas pu l’entamer ou le poursuivre pour une raison indépendante de sa volonté. Dans notre hypothèse, cette raison repose sur la survenance d’un danger grave et imminent qui met en danger la sécurité du travailleur. Elle est donc bien indépendante de la volonté du travailleur. La jurisprudence a ainsi déjà appliqué l’article 27, 2° dans des situations similaires. Il a ainsi été jugé que le travailleur qui refuse d’entamer le travail parce que la température sur le lieu de travail est inférieure au minimum réglementaire de 12 degrés n’a pas pu entamer le travail pour une raison indépendante de sa volonté et a dès lors droit au paiement de sa rémunération [21] . Cette norme trouvera à s’appliquer le jour où apparait l’exposition au danger, et tous les jours qui suivent, où, se présentant au travail, le travailleur constate que la situation est inchangée.

En outre, dès lors que le danger existe ou persiste en raison d’une carence de l’employeur, le paiement de la rémunération s’impose sur pied de la responsabilité de ce dernier. La faute est le défaut de mesure de prévention prémunissant le travailleur du danger grave et immédiat. Elle existe dans toutes les situations où le danger n’est pas apparu de manière brutale et imprévisible. La faute engendre l’obligation de réparer le dommage en lien causal, dont la perte de la rémunération pendant la période de retrait.

***

En conclusion, le droit de retrait est un instrument central pour assurer la mise en place de politiques de prévention et de protection de la santé au travail effectives et efficaces au sein des entreprises. Exercé individuellement, il oppose à l’employeur l’insuffisance de sa politique de prévention et le pousse à y remédier, générant des adaptations qui, dans nombre de cas, bénéficieront au collectif des travailleurs. Dans le contexte de la crise sanitaire du COVID-19, il s’agit d’une garantie importante pour s’assurer que la poursuite ou la reprise des activités – qui est un enjeu important pour le bien-être socioéconomique de la population – ne s’effectue pas au prix de la vie et de la santé des travailleurs.

Elise Dermine, Professeure de droit du travail à l’ULB

Sophie REMOUCHAMPS, Avocate et Maître de conférences à l’ULB

Laurent VOGEL, Chercheur senior en santé au travail à l’Institut syndical européen et Chargé de cours à l’ULB

[1] G. MANUELA, « Les procédures d’urgence », Droit Social, Juillet – Août 2011, n°701, pp.764-770 se référant à J. SAVATIER, « La liberté dans le travail », Dr. soc., 1990, p. 49.

[2] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_coronavirus-peut-on-arreter-le-travail-par-peur-d-etre-contamine-situation-differente-entre-la-belgique-et-la-france?id=10445906.

[3] https://plus.lesoir.be/287998/article/2020-03-17/coronavirus-les-droits-et-obligations-des-travailleurs.

[4] Sur le site www.terralaboris.be.

[5] Code du bien-être au travail du 28 avril 2017, Moniteur belge, 2 juin 2017.

[6] La disposition a été insérée dans l’arrêté royal du 10 janvier 1979 (concernant les mines et carrières souterraines) par un arrêté royal du 11 avril 1996 (Moniteur belge, 22 mai 1996). Elle a ensuite été reprise dans l’arrêté royal du 27 mars 1998 relatif à la politique du bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail (Moniteur belge, 31 mars 1998).

[7] Directive européenne 89/391 du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, JOCE, L183/1, 26 juin 1989.

[8] Loi n°82.1097 du 23 décembre 1982 relative aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, J.O., 26 décembre 1982 (loi « Auroux »).

[9] Rapport fait au nom de la Commission spéciale adopté par l’Assemblée nationale après déclaration d’urgence, relatif aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, Sénat, première séance ordinaire, 1982-1983, annexe au procès-verbal de la séance du 27 octobre 1982, p. 39.

[10] JO n° C 141 du 30. 5. 1988, p. 1.

[11] JO n° C 326 du 19 décembre 1988, p. 102, JO n° C 158 du 26 juin 1989 et JO n° C 175 du 4. 7. 1988, p. 22.

[12] P. H. OLSONN, “The ILO Acquis and EU Labour Law Labour Law”, in M. Rönmar (dir.), Fundamental Rights and Social Europe, Hart Publishing, 2011, p. 42

[13] Plus précisément le 28 février 2011 après que l’Etat fédéral et les entités fédérées aient donné leur assentiment.

[14] On relèvera toutefois l’intéressant mémoire réalisé en 2019 par une étudiante en droit de l’Université de Liège intitulé « Le droit de retrait en France : un mécanisme similaire en Belgique ? Etude générale et étude en matière de harcèlement moral au travail ». Ce mémoire ne s’aventure toutefois pas dans l’élaboration du régime juridique du droit de retrait en Belgique et se borne, à la suite d’une comparaison avec le droit français, à préconiser une intervention législative afin de procéder à cette élaboration (M. ALLIANCE, « Le droit de retrait en France : un mécanisme similaire en Belgique ? Etude générale et étude en matière de harcèlement moral au travail », Travail de fin d’études, Faculté de Droit, Science politique et Criminologie de l’Université de Liège, 2018-2019, accessible sur le lien suivant : https://matheo.uliege.be/bitstream/2268.2/6851/4/Travail%20de%20fin%20d%27études%20-%20MANON%20ALLIANCE.pdf.

[15] Voir les sites web de l’OMS (who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019) et de Sciensano (sciensano.be), le site « grand public » info-coronavirus.be et celui dédié aux professionnels de la santé epidemio.wiv-isp.be.

[16] Ce qui signifie que le SARS-CoV-2 répond aux critères du groupe 4 tels qu’ils sont définis par l’article VII.1-3 du Code du bien-être au travail .

[17] Circulaire n° 93/15 du 25 mars 1993 relative à l’application de la loi n° 82.1097 du 23 décembre 1982 (modifiée par la loi n° 91.1414 du 31 décembre 1991) et du décret n° 93.449 du 23 mars 1993, disponible sur http://www.intefp-sstfp.travail.gouv.fr.

[18] M. MINE,« Travailleurs non-confinés : quand et comment peut s’exercer le droit de retrait ? », www.theconversation.com, 15 avril 2020.

[19] Voir les décisions citées dans T. Bompard, « Section 2-2. La protection juridictionnelle des droits sociaux comparée à celle des droits civils : existe-t-il une réelle différence de mise en oeuvre des droits ? », La Revue des droits de l’homme,2012/1, mis en ligne le 30 juin 2012, consulté le 20 avril 2019, p. 377 (Soc., 11 déc. 1986, Nette c. Sté Precilec ; CA Amiens, 1er juill. 2009 ; CA Rennes, 16 mars 2004 ; CA Rennes, 3 sept. 2009).

[20] « L’état d’urgence sanitaire ne limite pas le recours au droit de retrait, sauf pour le personnel réquisitionné », Le Monde, 25 mars 2020, https://www.lemonde.fr/emploi/article/2020/03/25/l-etat-d-urgence-sanitaire-ne-limite-pas-le-recours-au-droit-de-retrait-sauf-pour-le-personnel-requisitionne_6034323_1698637.html.

[21] C. trav. Anvers (section Hasselt), 18 janvier 1984, J.T.T., 1986, p. 169.

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