On ne parle plus guère de la commission de la Chambre chargée de réfléchir à une éventuelle révision de la Constitution afin d’y inscrire le principe de laïcité, de neutralité ou d’impartialité de l’Etat. Elle pourrait cependant tenter d’achever ses travaux sous cette législature, plusieurs partis ayant déposé de nouvelles propositions de révision de la Constitution.
Il y a peu de chances, cependant, que le principe de laïcité soit inscrit dans notre loi fondamentale. Pour une raison simple : ce principe n’est pas consensuel.
Entendue à la manière française, la laïcité n’est pas synonyme de neutralité, contrairement à ce que l’on dit souvent. Bien entendu, un Etat laïque doit être neutre à l’égard de toutes les religions et convictions : c’est une conséquence fondamentale de ce principe. Mais, du 19e siècle à aujourd’hui, l’objectif réel de la laïcité est de rendre l’Etat et les citoyens indépendants, autonomes, de les soustraire à l’influence ou à la domination de l’Eglise : la laïcité est d’abord une lutte contre le cléricalisme, contre le pouvoir exercé au nom de la religion.
Pour atteindre cet objectif, il faut en finir avec les religions d’Etat ou avec les privilèges officiellement accordés à tel ou tel culte : il faut rendre l’Etat « neutre » en ce sens. Mais il faut aussi, dans l’idéal laïque, veiller à l’émancipation des citoyens et de la société à l’égard de l’emprise que des religions pourraient exercer sur les consciences ou sur les lois – ce qui implique, par exemple, de créer un enseignement public qui enseigne l’esprit critique et la liberté de penser. L’idée selon laquelle l’Etat doit être rigoureusement neutre au plan des valeurs n’est pas laïque : c’est une idée libérale. Une stricte neutralité interdirait à l’Etat toute forme d’intervention sur le terrain convictionnel, alors que les défenseurs du principe de laïcité veulent, par exemple, que lorsque les libertés individuelles sont menacées, l’Etat puisse agir contre les sectes, le prosélytisme abusif ou les contraintes exercées au nom d’une religion.
C’est parce que la laïcité n’est pas neutre que certains ont proposé de consacrer plutôt le principe de la neutralité de l’Etat dans la Constitution. Cela aurait du sens puisque, quoi qu’en dise un célèbre arrêt du Conseil d’Etat, la Belgique n’a pas érigé un Etat neutre : elle a construit un Etat pluraliste, ce qui n’est pas la même chose.
Un Etat pluraliste soutient une certaine diversité convictionnelle en apportant une protection et des moyens financiers à différents courants de pensée. C’est le sens, par exemple, de notre système de financement public des cultes et des organisations non confessionnelles, ou encore de notre système scolaire, qui donne un statut enviable à l’enseignement libre. Cela aurait donc du sens, juridiquement, de décréter la neutralité de l’Etat, qui n’est actuellement pas totale. Mais c’est précisément pourquoi ce principe, lui aussi, ne fait pas consensus. La N-VA et le CD&V, par exemple, y voient une menace pour le pilier catholique, tandis que le monde laïque peut craindre qu’une norme constitutionnelle de neutralité empêche l’Etat de protéger activement les libertés.
Le terme de neutralité a d’autant moins de chances d’être inscrit dans la Constitution qu’il fait l’objet d’au moins deux interprétations divergentes, qui opposent, sur des points essentiels, la neutralité inclusive à la neutralité exclusive.
La neutralité inclusive se rapproche de l’idée de pluralisme : elle milite pour que l’Etat puisse protéger ou financer des courants convictionnels, et elle plaide pour le droit des citoyens, mais aussi des agents de la puissance publique, d’afficher leurs convictions, y compris à l’école et sur leur lieu de travail, pour autant que cela ne nuise pas à l’ordre public ou à l’impartialité de l’administration. C’est ce type de neutralité qui est soutenu par les défenseurs des droits des minorités religieuses, notamment musulmanes.
La neutralité exclusive, quant à elle, est proche de l’idéal de laïcité : elle se méfie des risques de dérive lorsque l’Etat soutient ou protège des courants convictionnels, et elle milite pour une stricte neutralité d’apparence des fonctionnaires, voire des élèves de l’école publique. Elle comprend l’exigence d’impartialité de l’Etat comme une vigilance à l’égard de toute intrusion du religieux, plutôt que comme une obligation d’abstention devant la libre expression des convictions.
Alors que la neutralité inclusive voit dans la religion un phénomène anthropologique fondamental que l’Etat doit respecter, la neutralité exclusive est sensible au risque d’emprise du religieux sur les consciences ou sur l’Etat, et donc à la nécessité de prévenir ce risque. Dès lors, si l’on voulait constitutionnaliser le principe de neutralité, il faudrait soit adopter une de ses deux acceptions – et, du coup, renoncer à obtenir un consensus –, soit le laisser dans le vague, au risque d’ouvrir une interminable querelle d’interprétation parmi les juristes.
Tout ceci ne signifie pas qu’il est impossible d’avancer. Les termes fétiches raniment un vieux clivage quand on s’y accroche, quand on y associe une longue liste de conséquences potentielles, espérées ou redoutées selon les cas. Mais, dans l’arc des partis démocratiques, on pourrait s’entendre sur l’essentiel des avancées que certains rattachent à la notion de laïcité. Le fait que des partis soient plus attentifs que d’autres aux intérêts du monde catholique ou des minorités religieuses n’empêche pas un accord sur les principaux enjeux du débat. Qui refuserait d’expliciter, dans la Constitution, la suprématie de la loi sur les prescrits religieux, la liberté d’opinion et de conscience (qui ne se réduit pas à la liberté de manifester ses opinions), l’interdiction de toute contrainte en matière convictionnelle, même au sein d’une présumée communauté, ou encore la possibilité, pour l’Etat, de limiter le droit de manifester ses convictions quand cette manifestation risque de nuire à l’ordre public ou aux droits d’autrui ? La plupart de ces dispositions, en fait, sont déjà appliquées, soit par la jurisprudence, soit sous l’effet de la Convention européenne des droits de l’homme, qui lie la Belgique. Mais elles restent discrètes ou implicites dans la Constitution, alors qu’elles permettraient de clarifier la manière par laquelle l’Etat protège les libertés individuelles dans une société multiculturelle.
Par Vincent de Coorebyter. Ce texte est paru dans « Le Soir » le 17 octobre 2018.