Le 17 juin, le parlement bruxellois a rejeté la proposition d’ordonnance qui visait à interdire l’abattage rituel sans étourdissement préalable. Invités à choisir entre le respect de préceptes religieux inhérents aux traditions juive et musulmane et le souci du bien-être animal, les députés bruxellois ont choisi de ne pas bousculer les rites d’abattage alors que leurs collègues flamands et wallons avaient fait le choix inverse il y a quelques années.
Le vote bruxellois a été serré, et paraît peu lisible. Le sujet n’ayant pas fait l’objet d’un accord au sein du gouvernement, chaque parti s’est positionné librement, et la plupart d’entre eux ont étalé leurs divisions internes, ce qui est plutôt à leur honneur. Car, en l’occurrence, les critères de vote étaient complexes, de sorte que l’unanimité de certains groupes parlementaires est surprenante.
En première analyse, vu la question posée, on devrait interpréter les votes en fonction du clivage Eglise/Etat. Fallait-il, face aux problèmes de souffrance animale induits par des rites religieux, faire primer une préoccupation profane, le bien-être animal, qui est de plus en plus soutenue par l’opinion publique, en particulier chez les jeunes ? Ou fallait-il faire primer le respect de la liberté de religion, qui implique le droit à pratiquer librement les rites auxquels on confère un caractère sacré ? La démocratie suppose-t-elle de faire primer la loi civile et la volonté politique du plus grand nombre, qui vont dans le sens du bien-être animal, ou de donner le dernier mot à la défense d’un droit fondamental, en l’occurrence la liberté de religion ?
Si on l’aborde sous cet angle, le vote bruxellois semble aberrant. Parmi les rares partis qui ont adopté une position unanime, seul le vote des écologistes flamands en faveur de l’étourdissement préalable répond à ce schéma : pour eux, la préoccupation profane de la souffrance animale l’emporte sur les préceptes religieux. Mais la NV-A, qui a aussi voté sans faille pour l’obligation d’étourdissement, n’est pas un défenseur de la cause animale, et elle s’oppose, au niveau fédéral, à ce que l’on introduise les principes de laïcité ou de neutralité convictionnelle de l’Etat dans la Constitution. En sens inverse, les députés PTB, unanimes contre l’obligation d’étourdissement préalable et donc pour le respect des rites, ne sont pas censés être des défenseurs de la religion, eux qui appartiennent à un parti de tradition marxiste.
Le vote bruxellois répond en fait à deux clivages différents, et il est, à ce titre, révélateur d’une recomposition du champ politique. Défi, qui était un des signataires de la proposition imposant l’étourdissement, adopte depuis plusieurs années un positionnement laïque affirmé, et il a été précédé en ce sens par le MR, dont la quasi-totalité des députés bruxellois a voté pour l’obligation d’étourdissement. On peut donc lire le vote de ces deux partis (moins net chez Défi) en fonction du clivage Eglise/Etat. Mais il y a vingt ans encore, le FDF, ancêtre de Défi, restait sur une ligne pluraliste au plan convictionnel, et il en allait de même des libéraux, qui avaient renoncé à leur anticléricalisme traditionnel en 1961. Que des partis de centre-droit deviennent des champions de la laïcité est nouveau : historiquement, ce sont les progressistes qui dénonçaient l’emprise de l’Eglise, le conservatisme en matière de mœurs et de valeurs, auquel ils opposaient la liberté de choix individuelle. Le combat pour la laïcité a donc glissé vers la droite tandis que, à Bruxelles, outre le PTB, les députés Ecolo se sont opposés aux deux tiers à l’obligation d’étourdissement, et les députés PS à une écrasante majorité (14 voix contre 2 qui ont défié la consigne émanant de la fédération bruxelloise du parti).
Cela ne signifie pas que le PS et Ecolo ont choisi le camp religieux conservateur. Ces deux partis avaient soutenu l’obligation d’étourdissement en Wallonie, et ils ont fustigé la décision de la Cour suprême des Etats-Unis abolissant le droit à l’avortement. Simplement, le PTB, le PS et une bonne partie d’Ecolo, à Bruxelles, ont fait primer un autre critère : ils ont pris la défense des minorités attachées à l’abattage rituel, et en particulier des musulmans. Pas pour défendre la liberté de religion en tant que telle, comme le demandaient les chefs de culte concernés. Mais pour répondre aux revendications d’une communauté issue de l’immigration, en butte à des discriminations et à de la xénophobie, et dont la religion, l’islam, est au centre de polémiques à répétition depuis plus de 30 ans. Ce qui joue, ici, est un nouveau clivage, qu’on peut appeler « cosmopolitisme/identité » parce qu’il oppose la défense des droits des minorités et le multiculturalisme à la défense d’une identité civilisationnelle plus ou moins fermée, crispée, voire hostile à la différence. D’où un dialogue de sourds avec les partis qui ont opté pour une ligne laïque à propos de l’abattage rituel : l’opposition ne passe pas à l’intérieur d’un même clivage, mais se nourrit de clivages différents. La droite reproche à la gauche d’avoir fait primer des revendications religieuses, tandis que la gauche reproche à la droite d’avoir voulu discriminer une minorité : les critères de jugement ne sont pas les mêmes.
Pas plus que la N-VA ne s’est convertie au combat animaliste, la gauche bruxelloise n’a pas choisi de déserter toute défense de la laïcité. Mais en se rangeant du côté de la minorité musulmane, qui est en fait la première communauté religieuse dans la capitale, la gauche se voit accusée de reniement et d’électoralisme par des laïques progressistes qui ne savent plus à quel parti se vouer, alors qu’elle s’estime dans son rôle en prenant la défense des plus faibles, des plus modestes. Réciproquement, les partis de centre-droit ralliés à la laïcité se voient reprocher une attitude assimilationniste, une mentalité occidentale impérialiste, alors qu’ils se voient comme des défenseurs de la démocratie contre les revendications croissantes émanant de groupes de pression religieux.
Le dialogue de sourds a donc toutes les chances de se poursuivre, et même de se compliquer, puisque sur la question du voile, qui est aussi à l’agenda politique bruxellois, un autre critère intervient dans le débat : la meilleure manière de défendre les droits des femmes, que ce soit en tant que femmes en général ou en s’attachant spécifiquement aux femmes de confession musulmane…
Par Vincent de Coorebyter « Le Soir », 29 juin 2022.
(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que son auteur.