par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
On discute beaucoup de l’opposition de la Wallonie au CETA mais, curieusement, le débat semble à peine amorcé sur le recours au droit de veto en tant quel tel. C’est pourtant là une passionnante question de principe, d’autant plus passionnante qu’elle est difficile à trancher : on peut voir aussi bien dans le droit de veto le summum de la démocratie qu’une négation de la démocratie.
Si le droit de veto n’est pas remis en question, c’est sans doute parce que nous éprouvons une sympathie instinctive pour ce mécanisme. Chacun, en effet, envisage le veto en s’imaginant en être le bénéficiaire. Disposer d’un droit de veto, c’est se réserver la possibilité de bloquer une décision dont nous ne voulons pas, c’est faire jouer à plein la volonté populaire que nous incarnons, c’est éviter de devoir se soumettre à la volonté des autres. L’opposition wallonne au CETA dérange de nombreux intérêts nationaux, mais apparemment aucun Etat européen n’est prêt à perdre la parcelle de souveraineté que lui confère son propre droit de veto.
Par ailleurs, nous adhérons spontanément au principe dont découle le droit de veto, à savoir la préférence donnée aux accords unanimes (c’est en effet lorsque l’unanimité est requise pour adopter une décision que les acteurs concernés disposent d’un droit de veto). L’unanimité nous paraît, de prime abord, la manière la plus démocratique de prendre une décision : quand toutes les personnes concernées approuvent une proposition, la volonté populaire est intégralement respectée, il n’y a pas de perdants, personne n’a vu sa préférence battue en brèche. Les votes unanimes rassurent, ils semblent l’indice d’un choix pertinent et, surtout, ils évitent que la décision soit prise au terme d’un rapport de force, par la seule loi du nombre. Il n’est dès lors pas étonnant que l’on ne mette pas en cause, à ce jour, l’exigence d’un accord unanime des Etats européens pour approuver le CETA. Seule la multiplication des décideurs due au système fédéral belge pose problème à certains.
Pourtant, si nous voulons prendre des décisions conformes à la volonté populaire, nous devrions nous méfier de l’exigence d’unanimité. L’opposition wallonne au CETA le montre, obtenir l’accord éclairé de tous est un pari très difficile à tenir. Nous avons tendance à oublier ce point en matière de traités internationaux, parce qu’ils sont négociés discrètement par les gouvernements ou par l’Europe et que la tradition veut que, une fois l’accord signé à ce niveau, les parlements suivent leur exécutif. Mais si toutes les décisions requérant l’unanimité étaient prises au terme d’un réel débat démocratique, impliquant la population ou la société civile plutôt qu’un cercle assez étroit de dirigeants partageant un même socle de convictions, nous verrions que l’unanimité est un obstacle insurmontable. Sur presque tous les sujets, dès que l’on ouvre la porte à un processus résolument démocratique, une fraction d’opposants a toutes les chances d’apparaître.
On peut donc se demander si l’exigence d’unanimité ne conserve pas son capital de sympathie parce que le droit de veto est très rarement utilisé. Imaginons qu’à l’avenir, que ce soit dans le cadre européen ou dans un autre contexte, des vetos soient brandis chaque fois qu’un partenaire a un doute sérieux sur la décision à prendre, estime qu’elle présente des inconvénients ou qu’elle pourrait être améliorée. Le principe même du droit de veto, et donc l’exigence d’unanimité dont il découle, seraient alors remis en question, au nom même de la démocratie.
On peut reprendre sur ce point la thèse de Kelsen, qui tient en quelques phrases. Exiger l’unanimité, ou d’ailleurs des majorités spéciales ou qualifiées (deux tiers, trois quarts, etc.), c’est donner un droit de veto à un seul ou à quelques-uns, et donc permettre à une petite minorité de contrecarrer la volonté de la majorité. Pourquoi devrions-nous accepter un tel procédé, alors que par ailleurs la quasi-totalité des décisions sont prises à la majorité ordinaire dans nos Etats démocratiques ? Comment admettre que la volonté d’une minorité décidée à bloquer une décision l’emporte sur la volonté de la majorité qui s’est dégagée en faveur de cette décision ? Qu’il soit individuel ou collectif, le droit de veto empêche l’accomplissement de la volonté politique du plus grand nombre.
On répondra peut-être que la question est mal posée et que les votes à la majorité ordinaire ne sont qu’un pis-aller : pour les raisons déjà dites, le véritable idéal démocratique consisterait à prendre les décisions à l’unanimité, de manière à respecter la volonté de tous. Mais ce n’est précisément là qu’un idéal, dont il faut bien mesurer les conséquences. Demander l’unanimité ou une large majorité pour engranger une réforme, c’est prendre le risque de la voir rester dans les limbes du simple fait que ses opposants seront parvenus à réunir la minorité de blocage empêchant son adoption. Exiger l’unanimité, ou même seulement des majorités spéciales ou qualifiées, c’est favoriser le conservatisme, la préservation de l’ordre existant.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’unanimité n’est requise que dans de rares circonstances, qui impliquent des abandons de souveraineté : on demande alors à chacun s’il consent à se départir d’une parcelle de son pouvoir. C’est aussi la raison pour laquelle des majorités spéciales ou qualifiées sont exigées pour modifier les textes constitutionnels, qui garantissent des droits tellement fondamentaux que l’on ne veut pas courir le risque de les voir annuler par une majorité de circonstance. Mais en temps ordinaire, le vote à la simple majorité est le plus démocratique : c’est celui qui donne satisfaction au plus grand nombre de détenteurs de la souveraineté, et qui évite de donner un avantage à l’ordre établi.
Tout ceci ne signifie pas que le veto wallon contre le CETA est illégitime. Quoi qu’on en pense sur le fond, le CETA fait partie de ces décisions appelant l’unanimité : il engage l’avenir sur le long terme et implique des abandons de souveraineté qui méritent d’être soupesés. Le CETA illustre le bon usage du droit de veto, qui contraint à poursuivre les négociations jusqu’à ce que les préoccupations de toutes les parties soient prises en compte. Mais à condition de ne pas en abuser, si l’on veut que son usage soit réellement démocratique
* Billet paru dans Le Soir du 26 octobre 2016.