La difficile question du prosélytisme

L’enquête menée par la STIB auprès de son personnel sur les enjeux de neutralité (Le Soir du 21 février) aborde une question longtemps négligée en Belgique, celle du prosélytisme. Et la faire sortir de l’ombre est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’une question complexe, qui fait surgir des conflits de principes.

D’après l’enquête, la moitié des agents de la STIB déclarent avoir été victimes ou témoins d’actes de prosélytisme, et les trois quarts des membres du personnel demandent à en être protégés, revendication relayée par le Centre d’action laïque. Donc le prosélytisme gêne, alors même qu’il est, en soi, parfaitement légal.

Le prosélytisme consiste à tenter de convertir d’autres personnes à la religion que l’on professe, et on peut élargir cette notion à des convictions non religieuses. Or, outre qu’elle relève de la liberté d’expression, cette pratique est protégée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, pour deux raisons. D’abord parce qu’elle fait partie de la liberté de manifester sa religion par le témoignage ou par l’enseignement : les convictions ne sont pas seulement une affaire privée, il est permis de les faire connaître et de les défendre en public. Ensuite parce que l’article 9 inclut la liberté de changer de religion ou de conviction, ce qui implique le droit d’essayer de convaincre ou de convertir son prochain, ce dernier devant pouvoir être sensibilisé à une autre conviction que celle qu’il possède déjà.

Cela n’empêche pas que le prosélytisme choque ou dérange, car il se heurte à un principe supérieur au droit de manifester sa religion : le droit à la liberté de conscience, également consacré par l’article 9. Le droit à manifester sa religion, qui inclut l’autorisation du prosélytisme, est un droit relatif, que l’Etat peut limiter sous certaines conditions. A l’inverse, le droit à la liberté de conscience est un droit absolu et inconditionnel, que rien n’autorise à limiter. C’est le droit d’avoir n’importe quelle conviction, religieuse ou non, en son for intérieur, et rien ne permet à l’Etat de s’immiscer dans ce for intérieur en dictant aux personnes ce qu’elles doivent croire ou en voulant les faire changer de conviction sous la contrainte.

La liberté de conscience est donc protégée contre les intrusions ou contre l’influence de l’Etat. Mais faut-il aussi la protéger contre les attaques de simples individus ? Peut-on admettre le prosélytisme, pratique visant à modifier les convictions d’autrui, alors que l’on proclame le droit absolu de chacun à posséder ses propres convictions ? Il est évidemment possible d’essayer de convaincre sans se permettre de contraindre, mais par définition le prosélyte tente de modifier la conscience d’autrui afin de l’aligner sur la sienne. D’où le sentiment d’inquiétude traduit par l’enquête interne de la STIB, trois quarts des répondants demandant que des mesures soient prises lorsque des pratiques de prosélytisme sont constatées.

Dès lors, comment imposer une limite au prosélytisme, s’il doit y en avoir une ? Ici, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme constitue à la fois un appui et un frein, si l’on envisage une interdiction générale au sein de la STIB.

Un appui, car la Cour se refuse à protéger « le prosélytisme de mauvais aloi, tel qu’une activité offrant des avantages matériels ou sociaux, ou l’exercice d’une pression abusive en vue d’obtenir des adhésions à une communauté religieuse » (je cite ici le Guide de l’article 9 publié par la Cour). Autrement dit, la Cour estime que les individus ne doivent pas seulement être soustraits à une immixtion de l’Etat dans leurs convictions intimes : il faut aussi protéger les personnes les unes à l’égard des autres.

Pour autant, la Cour ne refuse pas le prosélytisme en général, mais seulement le prosélytisme de mauvais aloi, dont les principales modalités seraient des pratiques de chantage, condamnées pour des raisons évidentes, ou une pression abusive, ce qui, cette fois, soulève des questions. Car où commence l’abus ? Et interdire les abus revient-il à admettre en principe le recours aux pressions, qui feraient partie intégrante du prosélytisme et dont seuls les excès seraient condamnables ?

Cela semble bien être la position de la Cour, et cela reflète le conflit de droits déjà évoqué : la conscience d’autrui doit être respectée, mais le droit d’essayer de convertir fait partie intégrante de la liberté de religion. Pour autant, cela n’empêche pas forcément une interdiction générale du prosélytisme sur le lieu de travail puisque l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme permet à un Etat de limiter la liberté de manifester sa religion si cela constitue une mesure nécessaire à la protection des droits et libertés d’autrui – et ce sont bien les droits d’autrui qu’on peut estimer menacés par certaines pratiques de prosélytisme. La France, en tout cas, très soucieuse d’assurer la liberté de conscience (c’est le premier principe de la loi de 1905 séparant les Eglises de l’Etat), a pris une série de mesures pour interdire le prosélytisme dans des contextes précis où le législateur a jugé qu’il n’avait pas sa place. C’est notamment le cas à l’hôpital, à l’école publique, à l’université et dans les services publics : les usagers de ces institutions ne peuvent pas y déployer des tentatives de conversion.

La STIB pourrait donc s’inspirer de la France, mais l’interdiction du prosélytisme devrait y être soigneusement motivée. Elle pourrait reposer sur le fait que le lieu de travail n’a pas à devenir un espace de propagande et que chacun a le droit de ne pas être interpellé à propos de ses convictions s’il ne le souhaite pas. Elle pourrait prohiber toute démarche insistante et a fortiori toute menace, et permettre à chacun de rompre la communication s’il le préfère. Toute forme de pression est condamnable, abusive par définition, et la STIB a d’excellentes raisons de mettre fin aux tensions existant sur ce point au sein de l’entreprise. Mais il faut aussi tenir compte du fait que le prosélytisme n’utilise pas toujours des moyens discutables, et que le droit à témoigner ou à convaincre fait partie, non seulement de la liberté de manifester sa religion, mais aussi de la liberté d’expression. Il faut donc veiller à protéger le principe le plus élevé, la liberté de conscience, sans que l’interdiction du prosélytisme affaiblisse en retour deux autres libertés fondamentales.

Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB, chronique du « Soir », parue le 22 février 2023.

(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que ses auteurs.

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