Le 27 septembre, dix députés du PS ont déposé à la Chambre une proposition visant à réviser la Constitution pour, en substance, consacrer la laïcité de l’Etat belge et compléter le texte constitutionnel dans le même esprit.
Ce qui frappe surtout, c’est le caractère profondément classique de cette proposition : elle développe une conception de la laïcité conforme aux combats menés par le monde laïque depuis près de deux siècles, que ce soit en Belgique ou en France. La proposition rappelle ainsi ce qu’est la laïcité aux yeux de ses promoteurs historiques et, en creux, elle complète la définition qu’en donnent d’autres acteurs, inspirés par des priorités en partie différentes.
De part et d’autre, tout le monde s’accorde sur quatre principes constitutifs de la laïcité, qui sont consacrés, de manière plus ou moins explicite, par la Constitution belge comme par la Constitution française : la séparation entre l’Etat et la religion, la neutralité de l’Etat en matière convictionnelle, la liberté de religion et de conviction pour tous les citoyens et l’égalité de traitement entre tous les citoyens quelles que soient leurs convictions.
Ces principes figurent en bonne place dans la proposition des députés socialistes, qui en profitent pour souligner le caractère libéral de la règle constitutionnelle de laïcité. Ce caractère est souvent ignoré en France, où l’on se targue d’avoir inventé une laïcité républicaine alors que ces quatre principes rejoignent la conception anglo-saxonne de la laïcité. Ainsi, la proposition socialiste permet à tout un chacun de se réclamer de la laïcité, qui garantit l’égalité de traitement, pour défendre ses droits individuels face à l’Etat. En insistant sur la liberté de conscience et sur l’interdiction de discriminer qui que ce soit sur la base de ses engagements, elle pourrait servir, entre autres, à contester d’éventuelles interdictions législatives du port de signes religieux (dont le voile) dans le chef des fonctionnaires, et ce, au nom du fait qu’un choix convictionnel ne peut pas « causer un désavantage par rapport à l’Etat ».
Mais si, comme le dit la proposition, la laïcité « favorise l’inclusion de tous » et devrait donc faire consensus, elle va au-delà des quatre principes déjà mentionnés. En effet, la tradition de pensée laïque défend au moins deux principes supplémentaires. Ceux-ci figurent en bonne place dans la proposition socialiste, motif pour lequel je qualifie cette dernière de classique. Mais ils sont passés sous silence, ou sont regardés avec méfiance, par ceux qui limitent la laïcité aux quatre principes que j’ai rappelés : ici, la laïcité cesse de faire consensus.
Le premier principe supplémentaire est la primauté du droit civil sur les prescrits religieux, que les auteurs de la proposition veulent faire reconnaître de manière explicite et en toute généralité. A vrai dire, cette primauté est admise par tous les juristes et par tous les tribunaux. Mais affirmer solennellement que le droit des hommes « prime en toute hypothèse les prescrits religieux » traduit une inquiétude, bien ancrée dans la tradition anticléricale, devant les demandes d’exemption ou d’accommodement de la loi civile pour motif religieux. Cela ne ferme pas la porte à des clauses de conscience, pour autant que celles-ci soient prévues par la loi, mais cela reflète un état d’esprit.
Le deuxième principe supplémentaire est plus controversé, et c’est un des révélateurs du mode de pensée laïque, qu’on l’apprécie ou non. Il consiste, pour garantir la liberté de conscience et la liberté de choix individuelle, à admettre qu’il faut parfois réguler les interactions entre les personnes, y compris au sein de communautés convictionnelles qui pourraient être tentées de dicter la conduite de leurs membres. La proposition socialiste demande ainsi de reformuler les articles 19 et 20 de la Constitution de manière à préciser, entre autres, que « nul ne peut être contraint de suivre les préceptes […] ou les traditions d’une religion ou d’une conviction quelconque, ni être privé de son droit à changer de religion ou de conviction ou à n’en avoir aucune ».
Pour ceux qui limitent la laïcité aux quatre principes rappelés plus haut, se préoccuper ainsi d’interdire les pressions en matière convictionnelle, les formes abusives de prosélytisme ou les contraintes en matière éthique risque de conduire à une laïcité qu’ils appellent narrative, qui irait au-delà des règles de droit et qui bafouerait l’inspiration libérale originelle. En réalité, une telle régulation des rapports entre personnes au nom de la liberté individuelle figure déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (article 4), dans la Constitution belge de 1831 (article 20) et, pour revenir à la France, dans la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat (article 31), pour ne prendre que ces exemples. En affirmant que « la laïcité est émancipatrice », la proposition socialiste s’inscrit dans la tradition laïque, qui ne réclame pas seulement la liberté de religion mais aussi le droit de se soustraire, si on le souhaite, à son groupe d’appartenance ou à certains de ses préceptes. Aujourd’hui, une définition limitative de la laïcité l’identifie aux quatre principes déjà rappelés et la centre sur la liberté de religion, alors que l’on reconnaît un discours plus classiquement laïque au fait qu’il parle d’émancipation et pas seulement de liberté : le rapport au religieux n’est pas le même.
Sur ce dernier point, donc, la proposition socialiste risque de susciter des résistances alors qu’elle se veut prudente sur d’autres sujets sensibles : elle entérine, fût-ce à regret, le principe de financement public des cultes et elle ne dit pas un mot de l’enseignement, ce qui signifie qu’elle n’entend pas s’attaquer au financement public des écoles confessionnelles, qui est un principe constitutionnel en Belgique (comme d’ailleurs en France). De même, elle laisse ouverte la question de la neutralité d’apparence des fonctionnaires, qui relève de la loi ou du règlement et non de la Constitution. Il reste que, malgré sa prudence, elle n’est pas contresignée par le chef de groupe PS à la Chambre, ce qui traduit peut-être un désaccord sur certains aspects du texte. Quoi qu’il en soit, et aussi libérale qu’elle se veuille, la laïcité reste une idée qui divise, et ce d’autant plus qu’il n’y a pas de consensus sur la totalité de sa définition et de ses conséquences.
Par Vincent de Coorebyter publié dans Le Soir, le 6 octobre 2021.
(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que son auteur.