Bug informatique, bugs démocratiques : « Quand on aime, on (re)compte »

par Anne-Emmanuelle Bourgaux**.

Une dizaine de raisons justifient que l’on se (re)penche sur l’annulation de près de 2.000 votes « litigieux » lors du dernier scrutin fédéral, régional et européen. Lettre ouverte d’une spécialiste en droit public et constitutionnel aux futurs parlementaires qui, dit-elle, « s’apprêtent à valider leur propre élection ».

Le scrutin du 25 mai dernier s’est heurté pendant 72 heures à un bug informatique. Après hésitations, les présidents des tribunaux de première instance de Bruxelles et d’Eupen ont décidé d’annuler environ 2.000 votes « litigieux ». Les résultats ont été proclamés sans tenir compte de ces votes, qui n’auraient pu avoir d’incidence sur la répartition des sièges. Peut-on se contenter de ce happy end provisoire sur le fil du rasoir ? A notre avis non, pour dix raisons.

1. Jusqu’à présent, les seules informations sur ce bug ont été délivrées par le ministère de l’Intérieur. En tant qu’autorité administrative en charge de l’organisation des élections, est-il le mieux désigné pour évaluer de manière objective la cause et les conséquences de ce bug électoral ? En d’autres temps et d’autres lieux, quand une autorité est la seule à communiquer sur sa propre défaillance, on appelle cela de la « propagande ».

2. En 2000, il a été reconnu devant le Parlement fédéral que le savoir-faire nécessaire pour contrôler la fiabilité des logiciels n’était pas disponible au sein de ce ministère. En pratique, l’analyse officielle provient donc de la firme privée qui a construit le logiciel, et de celle qui l’a contrôlé. Confrontées à une défaillance du logiciel, et à une défaillance dans le contrôle de ce logiciel, ces deux firmes privées n’ont-elles pas intérêt à en minimiser la portée ?

3. Depuis 1998, un collège fédéral d’experts parlementaires a été créé pour contrôler les différentes variantes du vote électronique. Concrètement, son contrôle s’effectue 40 jours avant le scrutin, le jour du scrutin et jusqu’au dépôt de son rapport, rendu au plus tard 15 jours après l’élection. Quels ont été la place et le rôle de ce collège dans la « résolution » de ce bug ? Quelle est son analyse ? Son rapport nous l’apprendra, espéronsle. Mais vu la gravité des incidents, n’aurait-il pas été précieux que ce collège nous éclaire en temps réel ? Malheureusement, la loi lui impose « le secret », ce qui amenuise son rôle de contre-pouvoir.

4. Revenons sur le rôle des présidents des tribunaux de première instance. Une constante des réglementations du vote électronique

est de minimiser l’impact de ce dernier sur les garanties offertes par le droit électoral classique en faveur de la liberté, de l’honnêteté et du secret du scrutin. Nous en trouvons ici une parfaite illustration. Dans le vote papier, ces magistrats sont capables d’exercer un réel contrôle sur les opérations de dépouillement. Concrètement, ils peuvent (re)compter les bulletins et vérifier la régularité de cette opération. Ils ne le peuvent pas face au vote électronique parce que ce dernier rend immatériels et complexes des actes simplement vérifiables dans le vote papier. Encore une fois, ces magistrats sont totalement dépendants des firmes privées.

5. L’impuissance des magistrats (et des acteurs électoraux classiques en général) est aggravée dans le vote électronique à l’origine des incidents. Ce dernier n’offre aucune possibilité d’effectuer un deuxième dépouillement. C’est un des « nombreux manquements » aux exigences du Conseil de l’Europe en matière de vote électronique, pointés par le rapport belge interuniversitaire de décembre 2007.

6. Dans cet imbroglio de responsabilités, les électeurs doivent finalement assumer les conséquences du bug. En annulant les votes concernés parce que cette annulation serait sans conséquence sur la répartition des sièges – ce qui reste à démontrer –, on tente de sauver l’élection. Peutêtre le droit d’éligibilité. Mais pas le droit de vote.

7. Dans un Etat de droit, la norme juridique ne s’efface pas devant les inconvénients pratiques, aussi gênants soient-ils. La loi du 11 avril 1994 sur le vote automatisé prévoit que « tant que le vote n’est pas confirmé, l’électeur peut recommencer l’opération de vote ». Par ailleurs, elle prévoit la nullité du vote quand, par deux fois, « une marque ou une inscription a été faite sur la carte susceptible d’identifier l’électeur ». Fort heureusement, la loi n’admet pas comme cause de nullité du vote le bug du logiciel : le non-enregistrement du vote d’un électeur ayant recommencé son vote, comme la loi le lui autorise.

8. Dans la démocratie représentative belge, la part démocratique de notre régime est focalisée sur le suffrage universel. Que reste-t-il de ce dernier si son effectivité dépend du bon vouloir des autorités, au gré de leurs défaillances et de leurs impuissances ?

9. Dans une démocratie représentative en crise, annuler des votes réguliers pour valider un scrutin irrégulier ne peut qu’accentuer la méfiance des électeurs : comment peuvent-ils avoir l’impression que leurs voix « comptent » ?

10. Dans une démocratie, le pouvoir ne peut pas écarter des votes parce que cela l’arrange. On laisse ce genre de pratiques à un Kim Jong-un ou à un Bachar El Assad.

 

** Ce billet est paru dans le journal Le Soir.

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