par Patricia Naftali
Prière de ne pas commémorer : quand l’ONU feint l’alzheimer
Depuis quelques années, l’ONU a inauguré une « journée internationale du droit à la vérité des victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et pour la dignité des victimes », qui a lieu chaque 24 mars. L’occasion de commémorer le combat de l’archevêque Oscar Romero en faveur des disparus au Salvador, et de célébrer l’engagement des défenseurs de droits de l’homme pour le « droit à la vérité ». Par exemple, toutes les personnes qui ont lutté contre les disparitions forcées en Amérique latine, où le terme est né en référence au combat des familles de disparus pour retrouver leur proche, face au déni des autorités.
Dans le langage juridique, cette notion condense largement les postulats sur les effets de la mémoire questionnés à travers ce site. Par exemple, connaître la vérité sur les crimes du passé aurait le pouvoir de « guérir » les victimes, et même de leur rendre leur « dignité » ; la connaissance de la vérité serait un vaccin contre la répétition de la violence, la haine inter-ethnique, le révisionnisme historique. Face à de telles prophéties[1], pas étonnant que le « droit à la vérité » soit devenu le nouvel étendard de la lutte contre l’impunité menée par l’ONU et les professionnels de la mémoire dans les pays qui sortent de conflits. Quoi que ces croyances soient infondées voire infirmées[2], les missionnaires de la justice transitionnelle ne cessent de prêcher leur foi et d’étendre leur cercle d’influence, comme l’atteste dans les pays du Sud la part belle de marché du développement désormais réservée aux politiques de « vérité ».
Ces « bonnes pratiques » mémorielles ont elles-mêmes été mises à l’épreuve des Nations Unies, à propos de la disparition de 8000 Bosniaques musulmans à Srebrenica en 1995, le plus important massacre en Europe depuis la Seconde guerre mondiale. Mais les disparus d’Amérique latine ne sont pas ceux de l’ex-Yougoslavie : les droits à la vérité, à la justice et à la réparation, souvent évoqués en hommage au combat des Mères de la Place de Mai argentines, sont constamment refusés aux Mères de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine. En 2008, celles-ci portent plainte contre l’ONU devant les tribunaux civils hollandais, réclamant des réparations pour l’inaction et la négligence des casques bleus hollandais censés protéger l’enclave de Srebrenica. Rwanda 1994, Srebrenica 1995… l’Histoire aurait-elle osé se répéter ? Rassurons-nous, l’ONU s’est depuis dotée d’un conseiller pour la prévention des génocides, et a créé un poste de rapporteur spécial des Nations Unies « pour la promotion de la vérité, de la justice et de la réparation » en 2012 pour pleinement « tirer les leçons » du passé. Bref, la bureaucratisation des politiques du passé mises en place au nom du « droit à la vérité » est en bonne voie. Pour ce qui est des Mères de Srebrenica, l’ONU a sans grande surprise invoqué l’immunité pour éviter tout procès. Et au-delà de son « remords », discrètement exprimé par Koffi Annan dans un rapport d’audit interne 4 ans après les faits, l’ONU refuse de verser les réparations demandées par les victimes.
En réaction à cette fin de non recevoir de l’ONU, la campagne « Pillar of Shame » a été initiée en 2010 par deux ONG, le German Center for Political Beauty berlinois et la Bosnian Society for Threatened People de Sarajevo. Motivé par la volonté de dénoncer la responsabilité de l’ONU dans les massacres de Srebrenica, le projet visait à ériger un monument sous la forme des lettres « UN » remplies de dizaine de milliers de chaussures représentant symboliquement les 8372 victimes qui ont péri dans l’enclave.
Erigée provisoirement à Berlin le 10 juillet 2010 pour marquer le 15ème anniversaire du génocide[3], l’installation a été boycottée par les agences de l’ONU et les organisations internationales[4]. Les commémorations annuelles de Srebrenica se démarquent encore par l’absence des hauts fonctionnaires onusiens. Singulièrement, le projet« Pillar of Shame »n’a été soutenu paraucune ONG internationale de droits de l’homme active dans les politiques mémorielles. Notamment, aucune mention du projet ne figure sur le site de l’International Centre for Transitional Justice (ICTJ), qui relaie pourtant les campagnes de la « société civile » pour promouvoir le droit à la vérité, à la justice ou à la réparation. Les Nations Unies sont en effet un indéfectible bailleur de fonds de nombre d’entre elles. Par exemple, l’ICTJ agit souvent comme consultant pour son compte, au point où les conflits d’intérêts et la « relation incestueuse » entre les deux organisations ont déjà été dénoncés en Sierra Leone[5].
Cet exemple de commémoration asymétrique de l’ONU, peu connu et peu relayé dans le milieu des praticiens et théoriciens de la justice transitionnelle, montre la « fausse contingence » et le « biais structurel »[6] des pratiques institutionnelles en matière de politiques de mémoire et de droits de l’homme. A l’évidence, ce n’est pas n’importe quelle vérité historique qu’on commémore : comme pour les gouvernements, la « vérité » qui fait l’objet de politiques publiques n’est pas neutre et est passée au crible des vérités orthodoxes, officielles et consensuelles. Les politiques de mémoire institutionnalisées et bureaucratisées répondent en effet à des impératifs qui n’ont le plus souvent rien à voir avec la « guérison » des victimes, le « rétablissement de leur dignité », ni même avec l’ambition de construire une mémoire commune du passé.
Mots-clés : 1995 ; Europe ; Amérique du Sud ; Srebrenica ; justice transitionnelle ; droit à la vérité ; droit à la justice ; droit à la réparation ; ONU ; monument
[1] Voir notamment le discours du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki Moon lors de l’inauguration de la Journée internationale pour le « droit à la vérité… », 24 mars 2011, disponible sur <http://www.un.org/fr/events/righttotruthday/2011/sgmessage.shtml>.
[2] Voir entre autres Mendeloff D., « Truth-Seeking, Truth-Telling, and Postconflict Peacebuilding: Curb the Enthusiasm? », (2004) 6 International Studies Review 355 et Lefranc S. (dir.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard, 2006.
[3] Initialement, un monument permanent devait être construit dans le cimetière de Srebrenica mais il fut abandonné faute de soutien financier.
[4] Simic O., « ‘Pillar of Shame’ : Civil Society, UN Accountability and Genocide in Srebrenica », in O. Simic et Z. Volcic (dir.), Transitional Justice and Civil Society in the Balkans, New York, Springer, 2013, pp. 181-199, 194.
[5]The Sierra Leone Working Group on Truth and Reconciliation, « Searching for Truth and Reconciliation in Sierra Leone. An Initial Study of the Work and Impact of the Truth Commission », Freetown, 2006, disponible sur : <http://www.fambultok.org/TRCStudy-FinalVersion.pdf>
[6]Koskenniemi M., « The Politics of International Law – 20 Years Later » (2009) 20 European Journal of International Law 7, p. 9.