Port du voile à l’école : une solution typiquement belge

Le port du voile continue à diviser la société et le monde intellectuel, même si le débat à son propos s’est effiloché, sans doute par lassitude. En temps normal, l’arrêt que la Cour constitutionnelle lui a consacré le 4 juin dernier aurait davantage attiré l’attention des médias que cela n’a été le cas.

Cet arrêt prend sa source dans le règlement d’ordre intérieur de la Haute école Francisco Ferrer. Cette école supérieure de la ville de Bruxelles – donc une école publique – a adhéré au régime de neutralité défini par le décret de la Communauté française du 31 mars 1994, et a adopté un règlement d’ordre intérieur qui interdit le port de tout symbole politique, philosophique ou religieux. Ce règlement est contesté par des étudiantes musulmanes qui veulent pouvoir porter le voile pendant les cours.

Le conflit de principes est clair. Aux yeux de la ville de Bruxelles, le souci de créer un environnement éducatif totalement neutre impose d’interdire tout symbole convictionnel, notamment afin de protéger les étudiantes de confession musulmane qui ne portent pas le voile et qui pourraient subir la pression de leurs coreligionnaires. L’interdiction permet de protéger la liberté d’autrui. Aux yeux des plaignantes, le règlement d’ordre intérieur crée une discrimination indirecte parce que cette norme générale, apparemment égalitaire, frappe surtout les musulmanes dont les convictions exigent qu’elles portent le voile.

On aurait pu espérer qu’un tel cas de figure soit réglé par le décret neutralité de 1994, qui a pour but de réguler la diversité convictionnelle dans les écoles qui en relèvent. Mais ce décret élude la question. Comme le rappellent les plaignantes, il garantit aux étudiants la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, ce qui devrait conduire à accepter le port de voile ou d’autres symboles convictionnels. Mais le décret est muet sur la question spécifique du voile, et il exige que soient sauvegardés, entre autres, les droits de l’homme et l’ordre public, et que soit respecté le règlement intérieur de l’établissement – qui peut, lui, interdire le port de tout symbole politique, religieux ou convictionnel pour éviter le prosélytisme et le militantisme.

On peut donc invoquer le principe de neutralité dans des sens divers. Pour les plaignantes, l’obligation de neutralité pèse sur l’école et sur les enseignants, mais pas sur les élèves : c’est l’institution scolaire qui doit être neutre, afin précisément de permettre à ses usagers d’exprimer leurs convictions. Pour la ville de Bruxelles, le respect de la neutralité impose de fixer des limites à la liberté d’expression ou de religion, afin de protéger l’ensemble des étudiants contre les risques de pression. Nul n’admettrait, par exemple, que des étudiants puissent prêcher ou prier ensemble dans l’enceinte de l’école.

En l’occurrence, la Cour constitutionnelle a donné raison à la ville de Bruxelles. Elle a considéré que l’on ne bafoue pas les droits fondamentaux, dont la liberté de religion, lorsque l’on interdit aux élèves, même majeurs, de porter des symboles convictionnels ou religieux à l’école au nom du décret neutralité de 1994.

De prime abord, on peut y voir une victoire de la laïcité à la manière française. Mais nous assistons plutôt, me semble-t-il, à la réaffirmation d’une logique typiquement belge.

En effet, la décision de la Cour repose essentiellement sur la nécessaire pluralité de l’offre scolaire en Belgique. A côté du réseau libre, qui est surtout confessionnel, des écoles ont été créées par l’Etat (aujourd’hui relayé par les Communautés), ainsi que par les provinces et les communes. Pour la Cour, le droit de créer des écoles appartient aux pouvoirs publics comme aux personnes privées : l’objectif du système est de garantir la liberté de choix des parents et des élèves en offrant des projets pédagogiques différents d’un réseau à l’autre, voire d’une école à l’autre. Dans ce contexte, la neutralité doit se traduire dans des règles pédagogiques et d’organisation afin d’offrir aux élèves et aux parents des écoles dénuées de coloration idéologique à côté d’établissements non neutres, ce qui permet de garantir la liberté de choix en diversifiant l’offre scolaire.

Dès lors, la neutralité n’est pas une norme univoque s’imposant de manière identique à toutes les écoles publiques : il existe plusieurs conceptions de la neutralité, entre lesquelles la Cour estime n’avoir pas à trancher. La neutralité devient ainsi un caractère spécifique, et évolutif, de certains réseaux d’enseignement, qui doit se traduire dans des règlements d’ordre intérieur pour s’incarner. Même s’il restreint la liberté de religion comme le fait celui de la ville de Bruxelles, un projet pédagogique de neutralité absolue est donc admissible, à condition que ce projet poursuive des buts légitimes comme la protection des droits d’autrui. La neutralité interdit de favoriser ou de discriminer, mais elle n’interdit pas d’adopter un projet pédagogique qui met l’accent sur les valeurs communes.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle consacre donc le pluralisme pédagogique et une conception ouverte de la neutralité, là où les plaignantes en appelaient à une définition stricte de ce principe, qui interdirait aux pouvoirs publics de limiter l’expression des convictions de leurs usagers. A ce titre, l’arrêt contourne les appels des plaignantes à appliquer une conception inclusive de la neutralité. De même, il ne se prononce pas sur la question de savoir si une règle générale d’interdiction constitue une discrimination à l’égard des personnes frappées par l’interdiction. Sur ce point, la Cour se borne à constater qu’en l’occurrence, la règle d’interdiction ne fait pas de distinction selon la nature des convictions des étudiants, pas plus qu’elle ne crée de différences de traitement. Tous les étudiants se voient appliquer une conception déterminée de la neutralité, différente de celle retenue dans d’autres écoles publiques, mais fondée sur des objectifs légitimes.

Le débat n’est pas clos, car l’arrêt de la Cour traite du voile sous l’angle large de la neutralité scolaire, ce qui ne vide pas la question des protections ou des restrictions à appliquer, éventuellement, à ce symbole spécifique. En outre, si le décret neutralité de 1994 cessera bientôt de s’appliquer, les nouvelles règles en reprennent toute la substance. Il y a donc fort à parier que d’autres controverses apparaîtront sur le même sujet.
Par Vincent de Coorebyter, publié dans « Le Soir » le 8 juillet 2020.

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