La période de confinement que traversent actuellement la Belgique et la plupart des pays est inédite à bien des égards.
En particulier, sur le plan juridique et politique, cette situation engendre un nombre important de procédures exceptionnelles et l’adoption de mesures largement dérogatoires au droit commun. Qu’il s’agisse des pouvoirs spéciaux qui bouleversent l’équilibre traditionnel entre nos pouvoirs constitués ou des mesures adoptées pour limiter l’impact de la crise sur le budget de la sécurité sociale, les dispositifs extraordinaires se multiplient.
Afin de mieux comprendre ce qui se joue sous nos yeux, le Centre de droit public de l’ULB vous propose son Carnet de crise : régulièrement, ses membres mettront en ligne analyses et commentaires de ces dispositifs sous une forme accessible.
Bien entendu, les propos diffusés dans ce cadre n’engagent que leur auteur et autrice et non l’ensemble du CDP.
Sauf mauvaise surprise sanitaire, les pouvoirs spéciaux ne seront pas prolongés au-delà du mois de juin, et la confiance accordée au gouvernement fédéral prendra fin en septembre. Plusieurs partis ont déjà demandé la mise en place d’un nouveau gouvernement à l’automne. Ils refusent ainsi l’idée d’organiser des élections au préalable, considérant que celles-ci butent sur deux obstacles majeurs : elles nous feraient prendre un risque sanitaire et elles nous feraient perdre un temps précieux.
L’argumentation est forte, mais elle est aussi un peu étrange. Si l’on renonce à prolonger les pouvoirs spéciaux, c’est bien parce que l’on espère une nette éclaircie sanitaire dès le mois de juin, ce qui ne rend pas si aberrante l’idée d’organiser des élections à l’automne. Par ailleurs, parier sur la mise en place rapide d’un gouvernement de plein exercice reste audacieux, au vu des positions en présence. On ne sait toujours pas quoi faire de la N-VA, que certains partis flamands présentent comme une garantie de stabilité alors que tout a démontré, avant comme après son départ du gouvernement fédéral à l’occasion du pacte de Marrakech fin 2018, qu’elle est au contraire un vecteur d’instabilité. Voter n’est peut-être pas plus aventureux que de ne pas voter…
Quoi qu’il en soit des questions opérationnelles, repasser par la case des élections constitue un impératif démocratique. Pendant les neuf mois qui ont suivi le scrutin du 26 mai 2019, revoter aurait constitué une solution de désespoir, et un piège pour les électeurs. Incapables de s’entendre sur une coalition, les partis auraient demandé au peuple de renier son vote du 26 mai et de formuler un autre choix, dans l’espoir que celui-ci débloque la situation. Aujourd’hui, c’est le fait de ne pas revoter qui prend l’allure d’un piège.
Certes, il serait normal d’installer un gouvernement en conservant le parlement actuel. Mais on repartirait évidemment de la coalition libérale/CD&V qui est au pouvoir, et que l’on tenterait d’élargir. Cela reviendrait à composer le futur exécutif fédéral à partir de ce qui reste du gouvernement de Charles Michel issu des élections de mai 2014, il y a six ans : de facto, les électeurs se verraient liés par un choix ancien, prononcé dans de tout autres circonstances, donc démocratiquement caduc. Et quant à l’élargissement de cette coalition à d’autres partis, il se baserait sur le rapport de force issu du scrutin de 2019, c’est-à-dire sur des choix électoraux favorables au système établi et formulés, eux aussi, dans un contexte désormais dépassé, profondément bouleversé, au point que l’on oppose le « monde d’avant » au « monde d’après ».
Une fois encore, procéder de la sorte serait parfaitement constitutionnel. Il n’en reste pas moins que la formation d’une majorité gouvernementale doit refléter, autant que possible, la volonté du peuple souverain, et que nul ne peut tenir pour acquis que cette volonté reste, aujourd’hui, identique à celle qui s’est exprimée il y a un an, avant l’éclatement de la pandémie de covid-19.
La question n’est pas de savoir si, depuis lors, les trois partis qui forment le gouvernement fédéral ont bien géré l’épidémie. Si un scrutin devait avoir lieu à l’automne, il faudrait éviter qu’il se focalise sur la question des masques, des tests ou du déconfinement. Il ne s’agit pas de profiter des circonstances pour affaiblir l’équipe actuelle : il y a d’ailleurs fort à parier que les électeurs jugent le monde politique dans son ensemble, bien conscients que la plupart des partis sont impliqués à des degrés divers dans la gestion de la crise. L’objectif n’est pas de susciter un vote-bilan ou un vote-sanction, mais au contraire de permettre un vote de projet.
Car il faut être cohérent. On ne peut pas répéter, comme on l’a tant fait, que la crise a tout bouleversé, qu’elle a révélé les failles et les impasses du système, qu’elle contraint à revoir drastiquement nos priorités, à repenser l’organisation de l’économie et la place de l’humain, et, malgré cela, installer un nouveau gouvernement sans consulter les électeurs sur les dilemmes que cette équipe devra affronter.
Il ne s’agit pas, en effet, de se contenter de proclamations généreuses. En campagne électorale, tous les partis proposeront de soutenir les métiers de la santé et de la solidarité, de repenser notre système de soins, ou de protéger les précaires face à la crise économique et sociale qui se profile. Mais ce qu’il faut éclaircir, ce sont les arbitrages à opérer entre les impératifs contradictoires qui nous attendent. Aider toute l’économie, ou négliger les secteurs futiles ou polluants, au risque de perdre des emplois ? Relancer la production sans contraintes pour les entreprises, afin d’éviter un chômage de masse, ou en modifier le contenu pour lutter contre la crise la plus grave, celle du climat et de la biodiversité ? Démanteler durablement les carcans budgétaires imposés par l’Europe, ou maintenir des règles limitant la dette publique ? Choisir l’impôt, des transferts de budgets ou des déficits accrus pour soutenir les soins de santé et les allocataires sociaux ? Réformer l’Etat pour plus d’efficacité, au risque d’un bras de fer communautaire ?
C’est parce que ces questions sont cruciales qu’il conviendrait de laisser le peuple déterminer, par son vote, le rapport de force entre les partis qui devront les trancher au niveau fédéral. Et rien ne permet d’affirmer qu’un éventuel scrutin profitera aux partis qui contestent le système établi. Après deux mois de confinement, on sent, aujourd’hui, une aspiration à la restauration autant qu’un désir de changement, et seuls les électeurs peuvent dire s’ils veulent surtout retrouver leurs marques ou plutôt changer de trajectoire.
Autrement dit, il n’est pas exclu qu’un nouveau round électoral soit un coup d’épée dans l’eau, qu’il ne modifie guère les équilibres politiques, que les volontés de rupture se diluent dans les eaux tièdes du scrutin proportionnel, qui ne favorise pas la création de blocs tranchés. Si tel était le cas, il faudrait conclure qu’une crise majeure et un désir manifeste de changement ne suffisent pas à faire dévier le système économique de son axe, ce qui renforcerait les tendances à la désobéissance civile que l’on voit se développer depuis plusieurs années. Un scrutin à l’automne serait aussi l’occasion de tester les capacités réformatrices de la démocratie représentative, qui est en crise depuis trente ans.
Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
Paru dans le journal Le Soir, 13 mai 2020