La prime «pouvoir d’achat» pour les travailleurs du secteur privé: un pansement sur la plaie de la norme salariale

Le système de primes défiscalisées autorisées par le gouvernement tourne à plein régime depuis la pandémie de covid. Il serait préférable d’opérer une réforme en profondeur de la loi qui fixe le principe de la norme salariale contraignante.

Ce 23 décembre 2022, vu l’absence d’accord interprofessionnel, le gouvernement fédéral a approuvé un projet d’arrêté royal fixant la norme salariale – qui détermine la marge maximale d’évolution des coûts salariaux – à 0 % pour les années 2023 et 2024 en suivant les recommandations du Conseil central de l’économie. Dans le même temps, en guise de compensation pour les travailleurs, il a décidé que les entreprises ayant enregistré des bénéfices pendant l’année 2022 pourront octroyer à leurs travailleurs une prime unique « pouvoir d’achat » dont le montant sera plafonné à 500 euros si l’entreprise a enregistré des bénéfices élevés, et à 750 euros si l’entreprise a enregistré des bénéfices exceptionnellement élevés.

Quelle négociation pour la prime « pouvoir d’achat » ?

D’après les informations communiquées par le gouvernement fédéral, la prime « pouvoir d’achat » est une bis repetita de la prime Corona. Pour cette dernière, le législateur fédéral avait par une loi du 18 juillet 2021 fixé un cadre de référence minimal en déléguant aux partenaires sociaux au niveau sectoriel ou au niveau de l’entreprise le soin de négocier les modalités de la prime. D’après notre recherche en cours, ces éléments ont eu trait principalement à la décision d’accorder ou non cette prime, à la définition des entreprises ayant « obtenu de bons résultats pendant la crise », au montant de la prime, ainsi qu’à la fixation des conditions d’éligibilité dans le chef du travailleur. Pour la prime pouvoir d’achat, ce sont donc les mêmes éléments qui devraient à nouveau être négociés mais il faudra cette fois définir quelles entreprises ont – ou non – enregistré des bénéfices élevés ou exceptionnellement élevés. Il faut souligner que pour la prime Corona, environ 40 secteurs (soit un quart de l’ensemble des (sous)-commissions paritaires) n’avaient pas rendu obligatoire le paiement de la prime. A l’inverse, pour les secteurs ayant adopté une CCT rendant obligatoire le paiement de la prime Corona aux employeurs du secteur, certains secteurs avaient imposé le paiement du montant maximal autorisé par la loi (500 eur), comme celui du nettoyage fortement investi durant la pandémie (CP nº121). La plupart avaient imposé une prime fixe inférieure (150 eur, 250 eur ou encore 300 eur) ou avaient fixé le montant de la prime suivant l’occupation effective du travailleur au cours d’une période de référence (p. ex. 25 eur ou 50 eur par mois d’occupation effective en 2021). Mentionnons encore que le nombre de travailleurs qui avaient droit à la prime a fluctué selon qu’elle ait été réservée aux travailleurs « en service » ou qu’elle ait été attribuée aux travailleurs mis au chômage ou en incapacité de travail.

Les primes comme mode de gouvernance

Si la prime respecte notre système de fixation de la norme salariale, c’est au prix d’un traitement social et fiscal particulier : en effet, la prime « pouvoir d’achat » sera uniquement soumise à une cotisation patronale spéciale de 16,5 % et elle sera exonérée d’impôt sur les revenus. Le procédé se calque sur celui de la prime Corona. Les entreprises ayant enregistré des bénéfices élevés se réjouiront tout particulièrement de ce cadeau fiscal octroyé en cette fin d’année par le gouvernement fédéral… à l’heure où l’Europe pointe nos finances publiques et notre déficit budgétaire. A cet égard, il sera intéressant de lire l’avis de la section de législation du Conseil d’Etat qui avait autrefois critiqué le traitement avantageux de la prime Corona, en pointant la très large liberté d’utilisation de cette prime comparable à de la rémunération ordinaire. 

Un autre point devrait attirer davantage l’attention : les employeurs ont parfois pris le pli de respecter la norme salariale suivant leur bon gré. Tantôt, c’est un bon prétexte pour refuser une majoration salariale à un travailleur, tantôt elle est méconnue pour octroyer un bonus à un autre. En raison de l’absence effective de sanction en cas de méconnaissance de la norme salariale, les tensions et frustrations fleurissent au gré des négociations individuelles… Partant, il y a lieu de constater que derrière une marge salariale identique pour tous les travailleurs, la réalité est plus complexe. En outre, en ayant opté pour des primes sectorielles ou d’entreprise, des disparités ressurgissent au travers de ces primes, tributaires des forces de négociation en présence mais aussi des réalités de marché parfois distinctes. L’équilibre est cependant subtil pour atteindre une forme d’égalité entre travailleurs : les conventions collectives sectorielles fixant les modalités de ces primes révèlent des choix parfois discutables et en même temps, elles tiennent aussi compte des caractéristiques et des bénéfices de certains secteurs en les redistribuant un peu aux travailleurs de ces secteurs… On voit mal pourquoi cette recherche d’équilibre devrait se limiter aux primes défiscalisées : elle devrait avoir lieu pour les salaires de manière générale, sans fixation d’une norme salariale contraignante.

Pour conclure, il nous semble peu opportun de répéter ce système des primes défiscalisées (c’est-à-dire les chèques consommation en 2020, la prime corona en 2021 et la prime « pouvoir d’achat » en 2023) et dont le montant ne cesse de croître d’année en année. Comme beaucoup d’autres l’ont déjà dit, il est à présent urgent de s’atteler à une réforme en profondeur de la loi qui fixe le principe de la norme salariale contraignante, à savoir la loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité. En ce sens, ne serait-il pas préférable de fixer, au niveau national, une marge salariale indicative, et de laisser aux secteurs d’activité le soin de définir leur propre marge salariale afin de garantir une hausse des salaires dans les secteurs qui font des profits ? Enfin, ce débat ne devrait-il pas laisser place à un autre plus fondamental : celui d’une harmonisation plus poussée des salaires au niveau européen afin de ne pas avoir à choisir – ou du moins de façon moins tranchée – entre le pouvoir d’achat des travailleurs et la compétitivité des entreprises ?

Par Alexandre Hachez chercheur et et Vanessa De Greef, professeure en droit du travail, Carte blanche parue Le Soir, 12 janvier 2023

(*) Les propos exprimés dans le présent article n’engagent que ses auteurs.

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