La révélation de la vente massive de données personnelles par Facebook déstabilise un des géants du Net, mais elle met en cause le fonctionnement du capitalisme dans son ensemble. Car il ne s’agit pas là d’un accident isolé, qui ne concernerait que Facebook : il révèle une lame de fond, qui touche au sens même de la démocratie.
En théorie, le système démocratique doit nous permettre de maîtriser notre destin, de décider collectivement de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. La démocratie est supposée nous faire vivre sous le règne de la loi, qui doit résulter d’un débat libre et contradictoire, d’une décision mûrement réfléchie. Par ce procédé, le dernier mot revient au peuple ou à ses représentants : c’est ce que l’on appelle la souveraineté populaire.
Le fait que l’on travaille aujourd’hui, au niveau européen, à protéger les données personnelles des internautes s’inscrit dans ce schéma : le politique finit par réguler l’économie. Sauf que l’idée de régulation signifie que le politique arrive après coup, quand l’essentiel est déjà joué : les acteurs économiques ont pris l’initiative sans attendre, sans en référer à personne, sans se préoccuper d’un quelconque débat démocratique. Cela fait des années qu’une foule d’entreprises préparent des voitures autonomes, des drones de livraison, des robots intelligents, des micro-organismes fabriqués par génie génétique, des maisons entièrement connectées, des taxis volants, des traitements médicaux sans intervention humaine, des programmes destinés à rendre immortel un homme « augmenté » par la grâce de l’informatique, de la génétique et de l’intelligence artificielle…
Ces entreprises disposent de ressources considérables pour mener leurs recherches, contribuent au financement des labos universitaires qui collaborent avec elles, ou font appel à la Bourse et au financement participatif pour assurer le développement de leurs produits : elles se donnent le moyen de leur autonomie. De même, elles revendiquent le droit de chercher, d’expérimenter et de fabriquer sans entrave, affirmant que leurs projets sont dictés par le souci d’apporter des solutions aux problèmes qui accablent l’humanité. S’estimant plus compétentes que les gouvernements pour améliorer notre vie quotidienne, elles les placent en permanence devant un fait accompli. Lorsque leurs projets commencent à transpirer dans les médias, ils sont à ce point avancés qu’il est trop tard pour y mettre un terme, même s’ils présentent des dangers majeurs.
Les conditions juridiques, d’abord, ne sont pas favorables pour donner un coup de frein. Le fait qu’il s’agisse d’innovations radicales rend le cadre existant obsolète, incapable de mordre sur ces techniques ou sur ces pratiques qui n’ont pas encore de définition légale et qui restent mouvantes. Parallèlement, les entreprises concernées prétendent pratiquer une autorégulation qui est censée rendre l’intervention de l’Etat inutile. Le temps de constater l’échec de cette autorégulation (qui n’est généralement que du pipeau), et le temps que les innovations se stabilisent, que les Etats en mesurent les enjeux et soient en position juridique de les réguler, elles se sont déjà imposées et, sauf s’il existe une détermination politique sans faille, elles ne sont encadrées qu’à la marge.
La volonté politique, ensuite, est plus qu’hésitante dans ce domaine. Poussés par l’opinion, les Etats finissent par afficher leur souci de poser des balises éthiques. Mais au moment où d’éventuels comités d’éthique se mettent en place et commencent à rendre des avis non contraignants, il y a déjà des emplois et des débouchés à prendre en compte. La prétention à mettre l’éthique et l’économie au même niveau, à faire une juste balance des avantages et des inconvénients, est viciée par les intérêts économiques qui se greffent sur l’innovation au fur et à mesure de son développement. Le lobbying des entreprises est intense, et chaque pays veut tenir son rang dans la course à l’innovation et aux marchés de demain. En Europe, le souci premier est de soutenir la concurrence de la Chine et des Etats-Unis et de conquérir une part des nouveaux marchés, ce qui impose de laisser un maximum de liberté aux entreprises plutôt que de les brider. Le temps de l’évaluation et de l’éthique, qui nécessite de prendre du recul, n’est pas celui de la concurrence, qui contraint à avoir toujours un coup d’avance. Les innovations se succèdent à une telle vitesse que l’écart se creuse irrémédiablement entre les initiatives économiques et la régulation politique : comme le disait Hegel, la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit, quand l’événement est passé.
Les velléités de régulation butent enfin sur un mur idéologique. A chaque innovation de grande ampleur, des voix s’élèvent pour mettre en garde contre ses dérives probables. En règle générale, ces avertissements sont ignorés, y compris par les médias, qui sont fascinés par le progrès et qui auraient peur de passer pour des ringards s’ils se mettaient à recommander de poser des interdits. Qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle, d’Internet, des réseaux sociaux ou de la domotique, les journalistes, les politiques, les entrepreneurs et nombre d’intellectuels rappellent gravement que ce n’est pas la technologie elle-même qui a des effets pervers mais l’usage que nous en faisons, qu’il ne faut pas avoir peur de l’avenir, que toute innovation commence par inquiéter et finit par se rendre indispensable, qu’il faut prendre la concurrence internationale en compte, qu’il faut réguler plutôt qu’interdire… Dans un contexte d’individualisme et de progressisme qui disqualifie l’idée même de limite, les entreprises ont un boulevard devant elles. On ne commence à prendre certains avertissements au sérieux que lorsqu’ils viennent d’un bord inattendu : lorsque Stephen Hawking ou Elon Musk se mettent à craindre de voir des robots dominer les humains, les médias s’émeuvent, mais il y a belle lurette que le train est lancé à toute vitesse.
Tout ceci n’empêche pas la démocratie de jouer un certain rôle : il est encore temps de « réguler », solution censée répondre à toutes nos angoisses. Mais lorsque la souveraineté populaire se prononce sur une réalité qui s’est déjà imposée, lorsque les innovations sont entrées en vigueur et dictent les termes du débat, notamment au plan économique, la marge laissée au politique est étroite : la loi n’est qu’une timide réponse au règne du fait accompli.
Chronique du journal Le Soir, le 11 avril 2018.