L’affaire ERT ou quand un écran noir révèle le drame du service public en Europe/The ERT case, or when a screen gone blank reveals the plight of public service in Europe- a documentary breviary to fuel the debate

Par Dimitri Yernault.

Cela fait un peu plus de trois semaines qu’ERT, le groupe audiovisuel public grec, a cessé d’émettre. Le Conseil d’Etat grec a bien enjoint le 17 juin, en extrême urgence, au Gouvernement de suspendre sa décision et de prendre les mesures nécessaires pour rétablir les émissions dans l’attente de l’adoption d’un nouveau cadre juridique. Mais, pour l’heure, les écrans « officiels » restent désespérément noirs. Toutefois, avec le soutien d’autres médias et de l’Union européenne de radiodiffusion, certains journalistes et techniciens ont pu rétablir certaines émissions en streaming.

Sans entrer dans les détails du droit grec applicable, cette affaire édifiante, qui cause une nouvelle crise politique d’ampleur en Grèce, doit nous donner l’occasion de nous pencher sur ce qui est, depuis 2008, un dilemme dominant du droit public contemporain : développement des droits fondamentaux et des services publics ou assainissement budgétaire à tout prix ?

Pour apporter quelques éléments d’information de nature à éclairer cette épineuse question, l’on devrait se demander s’il existe en droit européen, au sens large, une obligation quelconque qu’un Etat preste obligatoirement un service public audiovisuel.

Les éléments analysés semblent indiquer de prime abord qu’une telle obligation n’existe pas.

En effet, depuis 1993, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de poser que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme – CEDH – (siège de la liberté d’expression et d’information) n’oblige pas un Etat à instaurer un service public audiovisuel. Mais, dès lors qu’il existe, un tel service soit peut bénéficier de la liberté d’expression, soit ne doit pas fonctionner dans des conditions telles qu’il disposerait d’un monopole qui, sans raisons impérieuses, ferait obstacle au pluralisme des médias.

Néanmoins, il convient de souligner que la jurisprudence de Strasbourg a parfois interprété l’article 10 CEDH à la lumière de résolutions et recommandations du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui ont insisté sur la nécessité de garantir au service public audiovisuel un financement de nature à garantir son indépendance, en particulier en ce qui concerne le traitement objectif et impartial de l’information, sans parler de la diversité de l’offre de programmes.

Un tel raisonnement en deux temps se rencontre également dans les positions du Comité des droits de l’homme de l’ONU à propos de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – PIDCP – : le monopole audiovisuel, public ou privé, est en principe à proscrire, d’une part, mais, s’il existe, le service public doit fonctionner sur base d’un financement adéquat, d’autre part.

L’on constate ainsi la place centrale que le « pluralisme » occupe dans la définition de la liberté d’expression dans le droit international et européen des droits de l’homme.

Les Etats qui, comme la Belgique ou la Grèce, sont à la fois parties à la CEDH et membres de l’Union européenne, se sont par ailleurs astreints à respecter le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – TFUE -, les protocoles qu’il partage avec le traité sur l’Union européenne – TUE – ainsi que la Charte des droits fondamentaux de l’Union qui garantit également la liberté d’expression.

Paradoxalement, puisque le « mal » vient d’une autre partie du droit de l’UE (à savoir le nouveau droit des finances publiques), c’est sans doute dans celui-ci que l’on peut déceler les marques supplémentaires les plus décisives pour considérer que les Etats concernés sont malgré tout bien titulaires d’une obligation spécifique d’organiser un service public audiovisuel et de l’offrir effectivement.

Depuis un arrêt de la Cour de justice de l’UE rendu en 1991, justement à propos d’ERT, nous savons que les entreprises publiques, en ce compris audiovisuelles, sont soumises au droit de la concurrence et au respect des grandes libertés économiques de circulation. Ainsi, réserver à une chaîne publique le monopole des émissions et retransmissions alors qu’elle monopolise toutes les fréquences disponibles bien au-delà de ses besoins a été estimé comme abusif de position dominante.

Il n’en demeure pas moins que depuis 1997 un protocole des traités UE prescrit par ailleurs que les services publics nationaux de l’audiovisuel peuvent recevoir, de l’autorité nationale compétente, des compensations financières pour l’exercice de leurs missions de service public. Sans aller jusqu’au traitement soi-disant de « faveur » réservé à certains types de services publics (qui reçoivent des dotations étatiques qui ne doivent pas être préalablement notifiées à la Commission européenne et qui sont présumées compatibles avec le marché intérieur), des lignes directrices adoptées en 2009 par la Commission encadrent cette faculté de versement d’argent public.

Lorsque les traités parlent du « service public de radiodiffusion », il ne fait guère de doute que c’est bien – et c’est la seule fois d’ailleurs – l’hypothèse organique qui est avant tout envisagée. C’est, en effet, l’un des rares domaines où existe encore dans tous les Etats européens un service public organique, c’est-à-dire un service presté par un organisme institué et placé sous le contrôle de l’autorité politique compétente. Car le reste des dispositions des traités touchant de près ou de loin à la notion de « service public » n’appréhende celui-ci qu’en tant que mission (donc au sens fonctionnel), sans se préoccuper de son statut organique.

Il est vrai que pris à la lettre, les traités UE et leurs appendices n’obligent pas les Etats à ériger un service public (audiovisuel ou autre). Facialement, les traités laissent effectivement les Etats seuls responsables du choix d’ériger telle ou telle activité en service public et de choisir comment celui-ci doit être presté (le service public est donc dit organique s’il est presté par un organisme public quelconque, il est dit fonctionnel s’il est presté par un autre type d’opérateur, généralement privé). La Commission européenne a eu beau jeu de se réfugier derrière cette antienne dans sa déclaration sur l’affaire ERT. Tout d’abord parce que les institutions européennes peuvent tout de même estimer qu’il y a « erreur manifeste d’appréciation » quant à la qualification d’une activité comme de service public par une autorité nationale (ce qui entraîne alors sa pleine soumission au droit de la concurrence, sans dérogation possible). Ensuite et surtout, parce que le droit européen des aides d’Etat, des marchés publics et des concessions de service public ainsi que des finances publiques limite en réalité considérablement la portée des choix politiques nationaux.

La Commission dira bien aussi que dans la longue liste des privatisations (qui impliquent la fin de services publics organiques et d’entreprises publiques) qu’elle a proposée pour réduire la dette publique grecque et que la Troïka (Commission, Banque centrale européenne et FMI) a reprise à son compte, ERT ne figure pas en soi. Il y est seulement question de réduire sa taille.

Même en admettant que les autorités grecques disposaient pleinement de la souveraineté, non sur l’objectif d’assainissement budgétaire drastique à atteindre mais quant au choix des moyens pour y parvenir, l’on peut cependant opposer au coup de force qu’assume le Premier Ministre grec qu’il existe aussi un certain modèle européen, celui qui est d’ailleurs mis en avant, aujourd’hui encore, quand il s’agit de préserver la fameuse « exception culturelle » dans les grands caucus sur la libéralisation des échanges transatlantiques et mondiaux. Ce modèle, rappelé par le Parlement européen dans une résolution de mai 2013, repose sur la coexistence du secteur public et du secteur privé dans le domaine de l’audiovisuel.

L’on voit que, dans la jurisprudence sur la CEDH, l’audiovisuel public a pu d’abord être perçu comme une menace pour le pluralisme quand il dispose d’une position monopolistique indue. En soi, le droit de la concurrence de l’UE ne dit pas autre chose.

Mais le pluralisme fonctionne (sous l’angle des droits fondamentaux et sous l’angle du droit économique) dans les deux sens. Le monopole public n’est plus guère acceptable (et est de toute façon dépassé par l’évolution et la diversification technologiques) ; un monopole privé ne le serait pas non plus. Certes, l’on pourrait envisager, comme en bien d’autres domaines libéralisés depuis un quart de siècle, que la concurrence harmonieuse ne règne qu’entre opérateurs privés. C’est un choix d’organisation que les Etats peuvent opérer, de même qu’ils peuvent opter pour le maintien d’entreprises publiques (qui doivent alors respecter a priori aussi les règles de concurrence, sauf à démontrer que celles-ci rendent plus difficile la prestation d’un service public). Or, ce n’est pas par hasard qu’existe ce fameux protocole sur l’audiovisuel public. Qui plus est, pour les Etats de l’UE, le pluralisme passe bien par le maintien d’organismes publics.

Ponctuellement, l’on a vu aussi récemment dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qu’un Etat ne devait pas seulement s’abstenir, sur la base d’une obligation dite négative, de s’ingérer sans justification valable dans l’exercice de la liberté d’expression des journalistes. Il a aussi l’obligation positive d’en garantir l’exercice concret et effectif et notamment, de prendre les mesures, adaptées à son contexte national, de nature à permettre à des journalistes d’une entreprise audiovisuelle de pouvoir continuer à accéder physiquement aux moyens techniques requis. Ce qui a été jugé dans une affaire roumaine à propos d’une radio privée est parfaitement transposable dans notre dossier public grec de l’heure.

Par ailleurs, l’article 14 TFUE, qui porte sur les « services d’intérêt économique général » (et c’est bien le cas des missions de service public des organismes audiovisuels publics), pour être très, très peu utilisé par les institutions européennes, n’en érige pas moins une obligation qui pèse au premier rang sur les Etats (mais aussi en seconde instance sur l’UE dans le cadre de ses compétences) : leur accorder les conditions, pas simplement financières, de nature à garantir leur fonctionnement.

Il faut dès lors être logique.

Si un Etat est partie à la fois à la CEDH et membre de l’UE, il doit respecter, dans le secteur de l’audiovisuel, le pluralisme dans toutes ses composantes, car celui-ci n’est pas qu’affaire de contention des monopoles publics. L’une des composantes du pluralisme implique que continue à exister un service public organique, une autre est que ce dernier procède lui-même à un recensement et à un traitement pluralistes de l’information : sans la garantie de la première, l’offre de la seconde est, si pas illusoire, du moins structurellement sujette à caution.

La combinaison de ces divers ordres de jurisprudences et pratiques résolutoires issues des institutions du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne semble alors permettre de plaider, peut-être a minima (mais en ces temps troublés, c’est déjà beaucoup), en faveur de l’impérieuse nécessité que chaque Etat 1/ institue un service public audiovisuel organique, ne fût-ce que pour (tenter d’) assurer une information objective et une offre de programmes diversifiés sur tout le territoire national (ERT avait aussi cette particularité d’émettre à destination de la diaspora grecque), et 2/ lui permette de fonctionner quels que soient les aléas.

Sans vouloir donner de leçons aux autorités grecques (personne n’aimerait être à leur place), l’on raisonnera par analogie avec ce que l’existence d’un service public draine comme obligations essentielles (par exemple en droit public belge). Cela implique au moins qu’il y ait suffisamment de journalistes, de techniciens, de moyens de montage ou de transmission, d’émissions, etc. pour que soit assurée la continuité du service public audiovisuel (ce qui justifie, en raison de son importance, qu’un service minimum de l’information soit par exemple, en ce qui concerne la RTBF, négocié entre celle-ci et les organisations syndicales). Il doit en effet pourvoir à l’égalité d’accès sur tout le territoire, la deuxième « loi » du service public. Mais la troisième loi dite de la mutabilité ou du changement du service public n’empêchera pas que des réformes organisationnelles soient apportées si elles sont requises. Mais l’autorité politique organisatrice d’un service public est tout autant responsable de s’assurer du fonctionnement continu et égalitaire de sa prestation que l’organisme qui en a la charge, ce qui a un coût qu’il convient d’exposer quelles que soient les contraintes budgétaires.

Le Gouvernement grec a manqué à cette obligation que l’on peut déduire de l’ensemble du droit européen (et du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne), indépendamment du partage des attributions entre pouvoirs législatif et exécutif. Même en laissant de côté le partage des responsabilités sur l’élaboration de la dramatiquement drastique politique d’austérité, la Commission européenne y a manqué elle aussi en s’abstenant de condamner les interruptions d’émissions.

C’est l’occasion de rappeler que le service public en général (ce qui recoupe en partie le service d’intérêt général, comme le dénomme un autre protocole des traités UE), bien qu’inscrit parmi les « valeurs fondamentales » de l’UE, n’est généralement traité que comme une exception, donc d’interprétation restrictive, aux règles de concurrence. Il y sans doute là un défaut de conception générale du droit de l’UE, dénoncé depuis longtemps par une partie de la doctrine juridique, mais cruellement et crûment placé sous les feux de la rampe à l’occasion de l’exemplaire affaire ERT.

Pour consulter la version intégrale :  DY Working paper – Service public et fermeture d’ERT 2013.07.04

Pour consulter la version anglaise, traduction faite par l’Union européenne de radiodiffusion (European Broadcasting Union) et reproduite avec son aimable autorisation : Working Paper The ERT case, or when a screen gone blank reveals the plight of public service in Europe- a documentary breviary to fuel the debate

 

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